41. Les bidons

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[Narration : Minoru]

Mon air détaché et mon sourire faux étaient souvent mes meilleures armes quand je me sentais en position de faiblesse et me retrouver face à Lucie dans ces conditions me fit sentir comme un funambule. Être démuni face à une fille, ça ne m'était encore jamais arrivé. Mais en plus avec elle, tout était différent.

Pas un instant je me demandai ce que je devais faire. Sur une impulsion, je la pris contre mon torse et posai ma joue sur le sommet de sa tête, à l'abri sous ma casquette.

Des tremblements convulsifs la secouèrent. Elle se lâcha.

C'est étrange, comme sensation, de tenir quelqu'un qui s'offre à vous de cette manière. Ça vous rend plus grand, plus responsable et aussi plus vulnérable. Mon rôle était de soutenir ce corps qui s'écroulait alors que sa tristesse me pénétrait.

Lucie pleura, bruyamment. Comme si c'était mon devoir, je continuai juste de la bercer.

Au bout d'un moment, Clé-à-molette essuya ses joues avec des mouchoirs qu'elle froissa dans sa main et fourra dans ses poches. Plusieurs fois, elle s'excusa en s'inclinant. Cela me gêna plus qu'autre chose. Pire : bientôt, elle s'écarterait de moi. C'était inévitable. Pris par l'urgence, je resserrai mon étreinte.

Lucie m'agrippa le bras et le tourna.

« C'est quoi cette trace, sur ton avant-bras ? demanda-t-elle avec un reste de sanglots dans la voix.

— Hein ? Rien.

— Attends, fais-moi voir ça.

Paniqué, je croisai les bras pour la stopper.

— Arrête !

Je m'éloignai et pris place sur un bidon en plastique disposé en face du sien.

Lucie avait figé sa position. Les bras tendus, les yeux rouges et la bouche entrouverte, elle bégaya, épouvantée :

— Ne me dis pas que tu... Non ! Pas toi ! Pas comme Ryôta !

Les remords m'écrasèrent. Je ne répondis rien. De toute façon, elle avait compris.

Je m'étais mal piqué ou un peu trop profondément. En tout cas, il y avait une marque, un petit trou rouge et violacé dans la peau, qui resterait encore quelques jours.

Pendant un moment, nous demeurâmes silencieux, assis sur nos bidons respectifs, les épaules basses, les yeux rivés sur l'asphalte tâché d'huile et de graisse.

— Je te déçois, pas vrai ? dis-je sans relever la tête.

— Je suis... Juste... Je suis désolée. »

À l'entendre ainsi, de cette voix faible et flétrie, sans me faire la leçon, je me sentis encore plus misérable. Lucie semblait trop désespérée pour émettre la moindre remontrance. Sa tête devait cogner, fatiguée par ses pleurs.

Quelques minutes passèrent encore. Je me sentais de plus en plus mal, écrasé sous les regrets et la frustration. Je savais que je ne me battais pas dans le vide, sinon je ne persisterais pas autant. Mais je n'avais jamais ressenti aussi violemment ces émotions qu'à présent : j'en avais marre de consentir à d'énormes sacrifices pour des victoires insignifiantes. Lucie était désolée. Juste désolée.

Clé-à-molette se redressa, le dos droit, les yeux secs et me rendit ma casquette de baseball.

« Tu ne me fais pas la morale, alors.

— Ce que je dirai ne changera rien, dit-elle d'une voix morne.

— Tu m'en veux ?

— Bien sûr que non, Minoru. Ta vie t'appartient.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant