22. Les fleurs

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[Narration : Kensei]

Cette fois, je me traînai à plat ventre jusque dans la salle du restaurant. Je crevai de douleur. Les pilules étaient vraiment mal passées.

Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable.

À demi-conscient, je parvins à me mettre en position latérale de sécurité et composai le numéro des urgences.

Ma poitrine me déchira.

Une personne décrocha. J'eus juste le temps d'articuler mon adresse et lavement d'estomac avant de perdre connaissance.

*

[Narration : Lucie]

Au retour d'une journée partagée entre mes cours à l'université et mon emploi à Nintaï, je passai au konbini* de mon quartier. Entre les recherches en droit comparé et les yakuzas, je demeurais anxieuse. Le décès prématuré de Juro que j'avais tenté d'oblitérer me pesait avec un temps de retard.

Le vendeur était accroupi, rangeant des ustensiles de cuisine en bas d'un rayon baigné dans la lumière crue de la supérette. Lorsqu'il me vit, son visage s'éclaira :

« J'ai quelque chose pour vous ! s'écria-t-il en faisant le tour du rayon.

Je l'attendis à la caisse avec mon panier et il revint avec à la main une canette de calpis aux fraises. Ses yeux étaient rieurs et sympathiques.

— Vous n'en avez jamais goûté, n'est-ce pas ? dit le vendeur d'une voix amicale. C'est une boisson très populaire ici. Elle est faite d'eau et de ferments lactiques. Je vous fais une réduction dessus ! »

Je le remerciai et échangeai quelques plaisanteries avec lui. Il emballa mes provisions à ma place et tendit la main pour me donner le sac.

Son bras se crispa en l'air et son visage se figea, avant de se décomposer.

Je me retournai et manquai de pousser un cri.

Eisei était le prochain client.

Une canette de bière à la main, il attendait son tour.

Je n'avais jamais croisé Eisei dans ce konbini. Jamais.

« Secrétaire, quel plaisir de te revoir ! siffla-t-il d'une voix froide qui m'insuffla des frissons. Ça roule ?

Il me sourit mais son regard me donna l'impression de me tirer dessus. Par un heureux automatisme, ma langue joua dans ma bouche sans que mon esprit lui ait consciemment commandé de s'activer.

— Bien, merci. Et toi, qu'est-ce que tu fais depuis que tu es diplômé ?

— Je suis dans les affaires » répondit Eisei d'un ton évasif en frottant son collier de barbe.

Je déglutis en espérant qu'il ne s'en soit pas aperçu. En apparence, sa voix était neutre mais je perçus qu'elle roulait sur des accents menaçants. Eisei était moins communicatif et avenant que lorsqu'il étudiait à Nintaï. Quelques semaines à peine s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté l'établissement mais il semblait avoir vieilli d'une façon inexplicable. De près, son nez corbin me parut plus tordu qu'avant.

Dans cet espace confiné de la supérette, l'atmosphère était pesante. Les secondes de silence me semblèrent durer une éternité. Ni le vendeur ni Eisei ne parurent vouloir dégeler l'ambiance.

Je hochai la tête et saisis à deux mains le sac de courses que le vendeur me tendait toujours. Sa bouche était crispée et ses pupilles étrécies.

« Vous devriez aller acheter des fleurs, me glissa-t-il doucement. Il y a un fleuriste en face, plus loin dans la rue. Les fleurs coûtent peu cher.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant