43. Le soulagement

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[Narration : Lucie]

— Tu vas détourner la discussion...

— J'ai commencé le premier, me coupa-t-il.

Son air attristé me tint cointe.

— Tu te souviens quand tu venais au garage ? Quand on s'amusait ? Quand tu faisais le rouleau de printemps sur ton lit ? Tu te souviens quand nous sortions à moto ?

Sous notre immobilité, une goutte d'eau tomba de la gouttière en un ploc retentissant. La fenêtre était ouverte et laissait entrer toute l'humidité du dehors. Un vent frais amenait dans la chambre les odeurs de bitume mouillé alors que la pièce sentait encore la peinture.

Chaque mot pesant dans sa bouche serrée, Kensei me regardait par en-dessous avec insistance. Ses bras étaient croisés sur son t-shirt au tissu tiré sous sa musculature. C'était la pose qu'il prenait lorsqu'il réfléchissait.

Cela faisait plus de trois mois que je n'avais pas mis les pieds dans le garage du Vieux. Je me souvenais de ces drôles de moments, teintés de rouille, d'odeurs graisseuses et d'essence, des jeux idiots que nous entreprenions Kensei et moi et ceux qui finissaient par nous pousser l'un contre l'autre jusqu'à ce que le Vieux lui ordonne de retourner travailler.

Quelques secondes s'étaient écoulées au son des ploc ploc. Je hochai la tête et aussitôt, Kensei reprit la parole.

— Ça ne te manque pas, tout ça ?

— Quoi ? De glisser sur des flaques et de tomber sur les fesses ?

La tentative d'humour ne fonctionna pas. Kensei demeura stoïque comme une pierre. Je tentai d'imaginer que je tenais les rênes de la conversation, que j'étais une grande actrice qui faisait son show, mais je me sentis comme une petite fille. Même assis, Kensei était impressionnant.

Malgré tout, il déplia les bras. J'y vis une invitation à me blottir contre lui mais il s'immobilisa. Je m'attendis alors à ce qu'il attrape une cigarette sur sa table de chevet mais il se leva simplement pour fermer la fenêtre. Puis il se rassit sur le futon.

La chaleur ne revint pas. L'humidité avait pénétré toute la pièce. Je frissonnai.

— Si je ne viens plus au garage, c'est que je n'en ai plus le temps. Je cumule emploi et études, les rôles, les statuts et les fonctions.

— Tu mens. Tu avais bien plus de travail avant. Aujourd'hui, tu nages entre Nintaï et l'université sans problème.

— Je suis plus à l'aise mais les difficultés demeurent.

— T'as des problèmes financiers ?

— Non. Je vis plus confortablement que l'année dernière et grâce aux bourses, je ne pèse quasiment plus sur ma famille. Je suis plus libre qu'av...

— Dans ce cas, tu te contredits, releva-t-il.

— Ça dépend de ce dont on parle. Du temps ou de l'argent ?

Kensei fronça les sourcils et noua ses doigts sur ses genoux. Il inclina son dos en avant et fixa son bureau.

— Tu te sacrifies, rien d'autre. Ça t'apporte tant que ça, de tout cumuler ?

— Je renonce un peu de temps passé avec toi, mais il en reste beaucoup quand même. Et en attendant, tu t'occupes avec toutes tes activités.

Il secoua le poignet en signe de dénigrement.

Je poursuivis d'une voix plus assurée :

— Nous en avons déjà parlé, Kensei. Je ne suis pas la petite femme stéréotypée à laquelle tu t'attendais, que tu aimerais voir en moi. Je traîne avec plus de mecs que de nanas, je ne me rends pas toujours disponible, je ne cuisine pas spécialement bien, je ne sais ni jouer d'un instrument ni chanter, les trucs mignons ne m'enthousiasment pas des masses...

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant