Rien Que l'Éternité

Ch 10 : Repos

Qian Jingliu avait avalé une grosse bouchée du 'ragoût' de Yuan Lie. Une seconde plus tard, il pleurait en crachant et s'étranglant, serrant les poings de toutes ses forces. Son visage était aussi rouge que du cinabre, ses lèvres rougies comme la fournaise d'un dragon se retenant de cracher des flammes. Comme Yuan Lie, il se tenait le ventre et tentait de reprendre son souffle avec peine entre des quintes de toux étranglées.

Après une bonne dizaine de minutes et de grandes gorgées d'eau, les deux hommes reprirent enfin leurs souffles et purent parler normalement.

« Ahum ! Hum !! toussa Yuan Lie pour attirer l'attention de son compagnon. Pardon... Je crois que nous allons nous passer de ragoût. Il y a des pains vapeurs quelque part et du chou... Voilà, je vais manger du chou cru... Je... Pardon, ma cuisine est... »

Qian Jingliu le coupa en s'esclaffant. Le rire du Tigre résonnait comme une cloche d'argent, clair et pur, semblant éveiller les esprits des montagnes et des rivières. Yuan Lie ne dit plus un mot. Sa cuisine ne s'était pas améliorée avec le temps, comment pouvait-il lui en vouloir ? Il secoua silencieusement la tête, laissant ses lèvres s'étirer en un demi-sourire amusé. Qian Jingliu le contamina, leurs rires s'entremêlèrent et se répercutèrent sur les montagnes, reflétant leur bonheur et leur complicité.

Qian Jingliu rit de bon coeur et pendant si longtemps qu'il se remit soudain à tousser durant de longues minutes, enfouissant son visage dans ses manches.

« Votre cuisine est bien la pire que j'ai goûté ! réussit-il à dire. Il essuya ses larmes avec une expression tellement satisfait que Yuan Lie oublia rapidement sa frustration.
— Je vous demande pardon. À cause de moi, la nourriture est bonne à jeter et j'ai complètement gâché le dîner. On va devoir se rabattre sur du chou, dage !
— Dage ? répéta Qian Jingliu, manquant de s'étrangler à nouveau. Il fronça les sourcils comme s'il se sentait offensé, mais, l'instant d'après, il reprenait son calme habituel. Passez-moi la bourse qiankun. Puis-je vous demander de nettoyer la marmite et de le remplir d'eau à moitié ? Jeune maître Ling, je vous en supplie, ne m'appelez plus 'dage'.»

Yuan Lie lâcha un rire amusé et se leva pour aller nettoyer la marmite du ragoût dans un petit point d'eau plus loin. La lune avait commencé à entamer sa montée et les étoiles apparaissaient une à une dans le ciel bleu profond.

Lorsque le jeune homme revint près du feu de camp avec la marmite propre et de l'eau, Qian Jingliu avait sorti des herbes comestibles emballées dans un torchon humide, ainsi que de la volaille séchée et quelques pains vapeurs. Il mélangea les herbes et la volaille, puis y versa une sauce douce-amère. Quand son compagnon de voyage ramena la marmite d'eau, le Tigre y glissa six œufs de caille et les laissa sur le feu pendant qu'il finissait de préparer son étrange mixture sous les yeux ébahis de Yuan Lie. Il ajouta de temps en temps une pincée de ceci ou cela, une sauce spéciale, des graines de lotus et mélangea le tout avec précaution, veillant à ne pas écraser les feuilles et les herbes délicates, avant de goûter avec son doigt. Quand une expression de satisfaction apparut sur son visage, il sépara le tout dans deux bols, sortit les œufs de l'eau bouillante, les pela et les répartit équitablement, avant de servir.

Yuan Lie avait suivi tout cela en le regardant avec émerveillement et admiration. Ils mangèrent en silence ce qui s'apparenta à un bol de feuilles avec des œufs et des morceaux de poulet. Contre toute attente, le repas était incroyablement savoureux, croustillant et embelli par un assaisonnement dressé dans un équilibre parfait. Avant même d'avoir terminé, Yuan Lie était rempli d'éloges.

« Vous êtes vraiment impressionnant, Jueye Qian ! C'est extrêmement délicieux ! Je n'ai jamais goûté quelque chose d'aussi bon avec autant de feuilles !
— Ce sera suffisant pour ce soir, répondit son compagnon en le gratifiant d'un sourire. Demain nous ferons halte dans une auberge pour manger et prendre des provisions convenables.
— Pardon encore pour le... ragoût de tout à l'heure, réitéra Yuan Lie d'un air abattu. Par ma faute, on a dû jeter de bons ingrédients. Même les animaux ne voudraient pas en manger, c'est du gaspillage !
— Ne vous excusez pas. Votre cuisine m'a rendu heureux, plus que vous ne pouvez l'imaginer. Sans le savoir, vous avez réalisé l'un de mes rêves.
— Ai-je fait cela ? demanda Yuan Lie perplexe. J'ai réalisé l'un de vos rêves, Jueye Qian ? Celui que vous vouliez me révéler quand je vous aurais raconté tous les miens ?
— Pas celui-là, réfuta Qian Jingliu avec un sourire charmeur. Vous avez touché du doigt un vieux rêve. Un rêve que j'avais moi-même oublié et que vous venez de me rappeler et de réaliser.
— Pouvez-vous me dire quel est ce vieux rêve, Jueye Qian ? Je suis très curieux maintenant !»