Six ans plus tardC'est le dernier carton de notre ancien appartement. Et c'est décidé, je dois l'ouvrir aujourd'hui, pour clore enfin le chapitre. J'ai laissé traîner toute la journée. Déplié un pan rigide. L'ai refermé quelques minutes plus tard. L'ai changé plusieurs fois de pièces. L'ai regardé sous mes yeux embrasés espérant qu'il disparaisse. Et puis à vingt-deux heures, après avoir avalé deux verres de vin rouge, je me suis assise en tailleur devant lui.
La gorge nouée.
Je suis étonnée par le peu de choses qu'il y a à l'intérieur : quelques cartes postales qui me sont adressées, une lampe métallique qui trônait avant dans le salon, un carnet vierge à la couverture noire, une vieille paire de lunettes de soleil, une pochette avec des dollars, et un papier kraft à demi ouvert.
Je reconnais le papier en le prenant dans mes mains tremblantes :
« Salut mon amour,
J'ai trouvé ça dans une vieille boutique pleine de babioles merdiques et je me suis dit que ça te plairait, toi qui adores les livres poussiéreux avec les pages qui se détachent !
Désolé encore de ne pas avoir été là pour ton anniversaire.
Tu me manques...
Tu sais que je t'aime !
Ton prince charmant (Dan, si tu as un doute !) »
Cette carte-là, je l'avais lue il y a des années maintenant, et puis je l'avais remise dans le paquet que j'avais laissé traîner sur un coin de table, avec le livre qui se trouvait à l'intérieur : une édition ancienne de l'Écume des Jours de Boris Vian, un de mes romans préférés. J'avais reçu son colis quelques jours après mon anniversaire. J'avais souri en découvrant le bouquin vieilli et je m'étais dit que je le prendrais avec moi lors de nos prochaines vacances. Ça faisait quelques années que je ne l'avais pas relu. Nous devions nous revoir un mois plus tard. Cela n'est jamais arrivé.
Je prends le livre entre mes mains fébriles, le porte à mon nez et inspire profondément l'odeur terreuse du papier.
Bien sûr que non, il n'a pas son parfum.
Et puis je l'ouvre en faisant tourner les pages rapidement, quand tout à coup, je m'arrête. Je reviens quelques pages en arrière. Je remarque une écriture vive et saccadée dans la marge. Et sur la page suivante, une phrase soulignée avec trois petits + ajoutés au crayon gris à côté. Une dizaine de feuillets plus loin, un passage encadré et puis un ha ha écrit à gauche. Et ça encore sur les trois centaines de pages que contiennent l'ouvrage. Il l'a entièrement annoté.
Les mains tremblantes, je rouvre le livre à son début. J'en commence lentement la lecture. Au bout de quelques pages, je croise sa première remarque. Mon coeur se serre trop fort. J'avale une longue gorgée de vin pour dénouer ma gorge. Je continue. Les pages défilent. À chacune de ses interventions, je ressens un étranglement de la poitrine jusqu'au bout des doigts. Après cela se calme un peu. Et par moment je me mets à sourire, à rire même parfois de ses commentaires. Je lis pendant des heures, revenant souvent en arrière, tournant les pages qui s'humidifient. La bouteille de vin à mes côtés se vide au fur et à mesure. C'est au petit matin que j'arrive à la fin du roman, à sa toute dernière page. J'ai beaucoup de mal à la tourner. Je ne peux pas imaginer le laisser maintenant. Pourtant, elle me fait sourire plus encore. Sous la dernière phrase il a écrit :
« Bon ok, je comprends pourquoi tu l'aimes autant ce bouquin. Pas plus que moi quand même ? »
***
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Nos Folies ordinaires
General Fiction[Wattys2023 - Présélection] Ils s'aiment dès le début. Pas de suspense, mais un plongeon direct dans le quotidien de personnages qui s'avouent à demi-mot leurs sentiments au chapitre 20/35 de leur histoire. Puis les bonds dans le temps s'enchaînent...