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  Agenouillée devant une des grosses jardinières rectangulaires installées devant le musée, Yukie grattait la terre avec ardeur. Comme prise d'une sorte de transe. Oublieuse de ce qu'elle était censée faire. S'arrêtant un instant, elle considéra ses mains, striées de traces de terre. On aurait dit du sang. Elle ferma les yeux, espérant le sommeil. Elle avait perdu toute énergie. Dans les arbres alentour, elle entendait chanter les oiseaux. Des dizaines d'oiseaux. Soudain, elle se rendit compte qu'elle tremblait.
  Ressaisis-toi, ma fille.
  Elle se redressa et prit une profonde inspiration, consciente qu'après une vive décharge d'adrénaline, quand l'organisme avait tout fait pour maintenir le sujet en vie, il y avait toujours un terrible contrecoup, une descente, comme disent les drogués. Il se trouvait qu'elle était beaucoup plus profonde et brutale que ce qu'elle avait imaginé. Dans le feu de l'action, quand il fallait se battre, se déplacer, se cacher, on n'avait pas le temps de réfléchir. Alors que, maintenant, c'était tout ce qui lui restait. Du temps. Plus le poids du danger s'estompait, plus il y avait de place pour la noirceur et la déprime. Stress post-traumatique, pour employer une terme du jargon médical. Un jour, elle avait vu un reportage sur le sujet. Des soldats qui revenaient du Moyen-Orient. Ils racontaient que, pour eux, la guerre était plus facile à vivre que la paix.

  Pour autant, elle ne voulait plus de la guerre. Surtout ne pas retourner dans ce monde où le danger, le sang et la moiteur puante des adultes étaient partout. Elle n'avait aucune envie de devoir lutter pour défendre sa peau. On ne l'y reprendrait pas de sitôt. Ni plus tard d'ailleurs. Elle avait déjà donné. Merci, au revoir.
  Elle observa un groupe de petits qui se pressaient autour de Tadashi et de son nouveau chien. Malgré les bonds et les aboiements incessants de Godzilla, le chiot des enfants qui n'arrêtait pas de le houspiller et d'essayer de lui mordiller les oreilles, le toutou de Tadashi, imperturbable, restait assis au milieu de la petite troupe. Apparemment, ils essayaient de lui trouver un nom, chacun y allant de sa proposition, hurlée à tue-tête cela va de soi : « Chocolat... Mulan... Noisette... Sultan... Cerbère... »

  En tout, ils étaient neuf. Tadashi, Wiki, Arthur, Zohra, la Grenouille, Kunimi, Shōyō, Tobio et Yo-Yo. C'était Shōyō qui retenait son attention. Il était là, avec eux, et, en même temps... ailleurs. Il avait quelque chose de hanté. Yukie se remémora le jour où il était arrivé au musée. Elle revit l'étrange procession qui avait franchi les portes. Aone, grand et dur, avec cette horrible cicatrice qui lui bouffait la moitié du visage. Ses compagnons, Issei, Shigeru et Kanji, qui toisaient tout le monde avec une pointe d'arrogance et de défi. Et puis Shōyō, Tobio, et Yo-Yo qui se cramponnait à son étui à violon. Et enfin, caché sous une couverture, Absinthe, le Green Man, ou encore le Géant vert. Tellement surréaliste que Yukie n'avait pas tout de suite compris à quel point c'était miraculeux que Shōyō soit là. Comme si un fantôme de leur passé avait soudain ressurgi. La surprise était telle que, comme tous les autres, elle s'était figée et avait suivi le défilé bouche bée, aussi subjuguée que si elle avait assisté à une pièce de théâtre délirante.
  Ne sachant également plus quoi penser face à cette évidence : Shōyō était vivant.

  Toute la culpabilité qu'elle avait éprouvée à la suite de son enlèvement par des adultes alors qu'il était sous sa surveillance n'était plus justifiée.
  Shōyō leur avait redonné espoir. Si ce petit bonhomme pouvait survivre à un drame pareil, alors peut-être qu'ils pouvaient tous survivre. À moins que les zinzins de Saint-Paul, qui le tenaient pour une espèce de dieu, n'aient raison. Après tout, peut-être qu'il était bel et bien spécial. Le secret de leur survie à eux tous. Quoi qu'il en soit, depuis lors, Yukie s'était donné pour mission de veiller sur lui, surtout maintenant qu'Aone était parti à la recherche de sa sœur. D'ici à son retour, elle s'était juré de faire en sorte que rien ne lui arrive. Ainsi avait-elle demandé à Kenma de le chaperonner. Une tâche dont le gentil garçon s'acquittait consciencieusement. De fait, il était installé sur un banc, d'où il les regardait en souriant.
  Yukie n'arrivait pas à s'y faire.
  La paix.
  Tokyo était calme. Aucun adulte dans les rues. Le rêve. Vraiment ? Aucun monstre ne guettait, tapi dans l'ombre ? On pouvait réellement s'autoriser à baisser la garde, à ne plus avoir peur ? Se pouvait-il que la vie se résume à la simple succession des jours ? Manger, boire, travailler, dormir. Survivre.

  Elle pria pour que la paix s'éternise et qu'ils puissent ainsi grandir tranquillement, en toute sécurité. Pourtant, au fond de son crâne, une pensée plus animale faisait de la résistance. Non seulement ce n'était pas fini, mais, en plus, quelque chose de terrible couvait.
  Un frisson lui parcourut l'échine. Elle chercha Kuroo du regard. Il était là près de la grille, tout seul, le regard perdu dans le vague. Comme toujours, il donnait le change, faisait bonne figure, mais Yukie savait que sous ses airs de dur se cachait un être sensible qui, lui aussi, déprimait. Elle alla le rejoindre et lui tapa le bras gentiment. Par-dessus son épaule, elle balaya du regard les immeubles vides de l'autre côté de la rue - des appartements, des bureaux. Un jour, peut-être qu'elle pourrait de nouveau vivre dans une maison normale, sans avoir à partager le quotidien d'une bande de gosses pour des raisons de sécurité.

- Est-ce qu'un jour la vie sera de nouveau comme avant ? demanda-t-elle.

- Pas tant qu'on n'aura pas éliminé jusqu'au dernier des adultes, répondit Kuroo. Pas tant qu'on n'aura pas rayé une fois pour toutes l'ennemi de la carte.

- Est-ce qu'un seul d'entre nous sera encore là pour assister à ce jour béni ?

- Oh, tu sais, j'ai bien l'intention de faire de vieux os. Je veux tous vous voir avec des rides.

- Y a pas à dire, t'as le chic pour trouver les mots qui font plaisir à entendre.

  Elle n'avait pas achevé sa phrase qu'elle sentit quelque chose tirer sur le bas de son pantalon. Baissant les yeux, elle découvrit Godzilla qui essayait de mordre sa chaussure.
  Shōyō déboula en courant.

- Désolé, dit-il. Il s'est échappé. J'imagine qu'il est jaloux de l'autre chien.

- Au fait, vous lui avez trouvé un nom ? demanda Yukie.

- Les filles veulent toutes l'appeler Velvet, à cause de ses yeux de velours. Tadashi veut l'appeler Bouchère.

- Bouchère, c'est horrible, dit Kuroo.

- Je te le fais pas dire. Moi je voudrais qu'on l'appelle Natsu. Comme ma petite sœur.

- Ce n'est pas une bonne idée, objecta Yukie en faisant non de la tête.

Shōyō la dévisagea, l'air abattu.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Ben, imagine quand elle va revenir. Qu'est-ce qu'elle va penser en s'apercevant que la chienne de Tadashi porte le même nom qu'elle ? Tu crois que ça va lui faire plaisir ?

Shōyō esquissa un sourire.

- Bah, je cherchais juste un truc qui me la rappelle, dit-il, la lèvre tremblante.

- Hé ! répliqua Yukie. J'ai pas dit si jamais elle revient, hein ? J'ai dit quand. D'accord ?

Shōyō opina du chef en retenant ses larmes.

- Aone aurait pas dû m'interdire de venir avec eux. C'est ma sœur. Je veux la revoir. C'est tout ce que j'ai toujours voulu, la retrouver. Et à présent, Aone est parti sans moi. Je me sens fautif d'être là à rien faire. J'étais censé la protéger. Je lui avais promis.

- Hé là, bonhomme, l'arrêta Yukie. Du calme. Aone a fait exactement ce qu'il fallait. Ok ? Fais-moi confiance. T'es en sécurité ici.

- Comment tu peux en être si sûre ? Et si c'était Natsu qui avait fait le bon choix ? Et si c'était elle qui était en sécurité et nous en danger ? Imagine qu'on soit attaqués et que quand Aone rentre avec Natsu je sois mort ? Elle serait pas triste, tu crois ?

- Ouah, t'emballe pas, Tom-Pouce ! Regarde plutôt par là, l'interrompit Kuroo en pointant du doigt la route déserte. Tu trouves que ça a l'air dangereux ?

- Pour être franc, tout me paraît dangereux.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant