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- Il faut qu'on se rende, dit Kai dans la lumière poussiéreuse des premiers rayons du soleil qui pleuvaient des hautes fenêtres en ogive du musée. On ne peut pas les battre. J'ai parlé à ceux qui y étaient. Tout ce qu'on va y gagner, c'est que nos meilleurs guerriers vont se faire tuer. Il faut revoir notre tactique, laisser Ushijima prendre le contrôle. Après tout, qu'est-ce que ça change ? Au pire, on se retire. On barricade le musée et si des crevards essaient d'entrer, on les zigouille. Mais c'est de la folie de se battre là-haut dans le parc. Je vais aller voir Nic. On va y aller ensemble. On ira trouve Kenji et Ushijima et on leur parlera. Il faut arrêter le délire avant qu'il soit trop tard.

- Il est déjà trop tard, résonna la voix de Bokuto depuis la galerie supérieure.

Shōyō et les autres enfants du musée étaient rassemblés autour du diplodocus. Kai n'avait pas eu le temps d'organiser une réunion officielle dans la galerie des Dieux, aussi s'adressait-il à la foule depuis le palier où trônait la statue de Charles Darwin.

- Nous devons nous battre, dit Bokuto en remontant la galerie à grands pas.

Tout le monde le regarda en silence tandis qu'il descendait l'escalier et allait se placer à côté de Kai. Il portait sa tenue de combat.

- S'il y a bien une ressource dont nous ne manquons pas, dit Kai, c'est de temps. La plupart de nos guerriers sont encore en vie.

- Ah oui. Et contre des spores volatiles, ils vont faire quoi ?

- Quoi ?

- Contre les virus, les bactéries, les parasites ? Ils vont dégainer leurs épées, leurs lances et leurs gourdins ?

- Quel rapport avec la choucroute ? On parle d'une armée de crevards.

- T'as toujours rien compris, hein ? La question n'est pas de se battre contre des gens, mais contre la maladie. Les crevards sont les vecteurs de la maladie. Il faut qu'on les arrête avant qu'ils nous infectent. Avant qu'ils fassent de nous leurs semblables.

Il marqua une pause et parcourut la foule des yeux jusqu'à trouver celui qu'il cherchait.

- Hé, Einstein, cria-t-il. Ramène ta fraise par ici, tu veux.

Einstein sortit des rangs et grimpa nonchalamment les marches jusqu'à Bokuto. Sous ses airs faussement décontractés, tout le monde voyait bien qu'il avait peur et qu'il redoutait la réaction de Bokuto. Shōyō se remémora leur terrible dispute de la veille.

- Je t'aime pas, lâcha Bokuto tout de go. J'ai jamais pu te piffer et je te pifferai jamais. Mais je pars du principe que t'es intelligent et que tu es conscient de ce que tu fais. Donc raconte à ces gens ce qui se passera si on n'arrête pas cette armée. Ici et maintenant. Si on ne les extermine pas tous jusqu'au dernier.

- Ok, dit Einstein. En gros, Bokuto a raison. S'ils se sont rassemblés ainsi, c'est pour se reproduire. Ils sont là pour répandre leurs spores et ainsi propager la maladie.

- Mais alors pourquoi nous chassent-ils ? demanda Wiki. Pourquoi nous tuent-ils si on est supposé être les nouveaux hôtes ?

- Je ne sais pas. Quelque chose a déconné. Peut-être qu'ils se sont mis en mode combat parce qu'on les avait attaqués. Peut-être que ça tient à Saint Georges. Qu'il est assez fort pour détraquer le programme de la maladie. Peut-être que son caractère humain outrepasse la pulsion génétique qui devrait le faire se reproduire. Ça, plus l'influence de Ushijima, qui a fait monter Kenjirō là-haut pour communiquer avec eux. Ou alors, c'est qu'on est une menace. Nous. Spécifiquement. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on sait qu'ils veulent tuer Shōyō parce qu'ils sont conscients qu'il est porteur de l'antidote. Son sang est la seule chose capable de détruire la maladie.

- Conclusion, dit Bokuto, faut tous les tuer. Et vite. Y a pas à tortiller. On doit les arrêter avant qu'ils soient prêts à transmettre les parasites et à donner naissance à une nouvelle génération de crevards.

- Ah ouais ? Et t'étais où hier ?

Shōyō n'en revenait pas. C'était Arthur. Qui prenait Bokuto à partie d'une voix haineuse, pleine de ressentiments et de reproches. Comment pouvait-il avoir le courage de le défier ainsi ? Était-ce juste parce qu'il était très ami avec Tadashi ?
Après l'avoir dévisagé, Bokuto opina lentement du chef.

- T'as raison, petit. Où j'étais hier ? En tout cas, pas là où j'aurais dû.

- Non, en effet, dit Arthur. Tadashi voulait se battre à ta place. Il avait honte de toi. Si tu étais allé au combat, ce ne serait pas arrivé et, aujourd'hui, Tadashi et les autres ne seraient pas tous morts.

Bokuto continuait de le fixer.

- Venez avec moi, dit-il finalement. Vous tous ! Tadashi vous appelait comment déjà ? Les Jeunes Pousses ? Venez avec moi, les Jeunes Pousses. Les autres, attendez ici.

Shōyō se tourna vers Tobio, assis par terre en tailleur, juste à côté de lui. Tobio haussa les épaules.

- Là où il va je me baklava, dit-il en se levant.

Deux minutes plus tard, Shōyō et les autres petits étaient tous rassemblés autour de la coupe de séquoia du dernier étage, au centre de laquelle la lance de Bokuto était toujours plantée.

- Je ne peux pas revenir en arrière, dit Bokuto. L'histoire ne repasse pas les plats. Mais aujourd'hui je vais me battre. Et je vaincrai. Pour Tadashi. Et pour vous autres. Ainsi sa mort aura un sens - elle sera synonyme de victoire. De notre victoire. Et il sera un héros. Je compte sur vous pour en écrire la légende. Un héros encore plus grand que moi. Tadashi va gagner cette bataille pour nous. D'accord ?

Les Jeunes Pousses firent oui de la tête. Bokuto attrapa sa lance.

- Qu'est-ce que Tadashi disait, à propos de cette lance ?

- Que celui qui arriverait à l'ôter de là serait, genre, le roi du monde, répondit Arthur.

- Pour Tadashi !

Sur ces mots, Bokuto retira la lance aussi facilement que si elle avait été plantée dans un coussin.

- Je suis désolé, bredouilla Arthur. Pour ce que j'ai dit.

- Ne le sois pas. Tu avais raison. J'avais tort. Souviens-toi de ça : les héros sont le plus souvent des gros cons.

Arthur éclata de rire. Bokuto l'attira à lui et mit les bras en étau autour de sa tête comme s'il voulait l'étouffer.

- Maintenant, dit-il, allons réveiller tous les autres gros cons et allons faire une bonne action.

Il n'avait pas terminé sa phrase qu'il dévalait déjà les escaliers en hurlant.

- Tous ceux qui sont en état de se battre ! criait-il. Pas les petits, pas les scientifiques mais tous les jean-foutre qui se sont entraînés au parc et qui devraient déjà être là-haut ! Tous ceux qui, comme moi, ont passé la journée d'hier le cul sur une chaise, suivez-moi ! L'heure est venue de nous battre !

- Ouais ! cria quelqu'un en retour.

Un formidable brouhaha emplit le hall tandis que Bokuto déboulait au bas des marches et se dirigeait d'un pas décidé vers l'entrée. Les enfants se mirent à l'acclamer, à l'applaudir, à lui taper dans le dos quand il passait près d'eux. Il ouvrit les portes et attendit que le flot d'enfants se déverse sur le perron.
Shōyō le rejoignit.

- Si seulement j'étais assez grand pour me battre, dit-il.

- Tu les combats à ta manière, mon pote, répondit Bokuto en se tournant vers lui. On fait ça pour vous. Pour vous assurer un avenir.

- Et pour Tadashi. Comme t'as dit. Il faut faire en sorte qu'il ne soit pas mort en vain.

- Ça, hélas, c'est hors de ma portée. Quelque part, on meurt toujours en vain. Même si c'est notre lot à tous, tôt ou tard. Je connais la mort. Elle ne me fait pas peur. Je la porte avec moi et l'ennemi va en connaître l'âpreté.

Sur ce, il se fraya un chemin à travers la cohue et s'avança dans la lumière laiteuse du petit matin.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant