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À la tête de ses troupes, Tadashi traversa le hall en direction des deux grandes portes principales. Ils marchaient vaguement en colonne par deux et Tadashi ne cessait d'aboyer des ordres. Shōyō ne l'écoutait que d'une oreille. De nouveau, il broyait du noir et repensait à sa sœur. Où était-elle ? La reverrait-il un jour ? Tobio le regarda, lui prit la main et la serra. Il était bizarre, Tobio. De son propre aveu, il était à moitié barjo. L'essentiel du caquetage qui sortait de sa bouche n'avait aucun sens. Du moins pour Shōyō. Toutefois, Tobio connaissait des tas de trucs et, surtout, il sentait les choses. Par exemple, il savait immédiatement quand Shōyō déprimait et il faisait son possible pour lui redonner le moral. Tobio était sa bouée de survie. Ils formaient une équipe.

- En fait, je suis bel et bien Bernard Pollard, dit Tobio.

- J'comprends pas. Tu t'appelles vraiment comme ça ?

- Pas que je sache. Mais ce nom n'arrête pas de me revenir.

- Ah, ok.

- Écoute, microbe. Fais pas cette gueule de six pieds de long et d'un demi de large. Le soleil sortira de nouveau, avec son beau chapeau, une p'tite pièce, messieurs dames. De toutes ses dents en or, il nous sourira, à nous les Teletubbies. Et on continuera de continuer. Comme disait Gloria Gaylord : « We will survive. »

- Si tu le dis, répondit Shōyō d'une voix blanche.

- Hé, j'arrête pas de balancer des riffs, là, pour essayer de t'arracher un sourire. Tous ces crevards, on va les emmener à Wigan et on va les écraboulotter contre les poteaux de but. Le vieux avec la barbe blanche, là-haut, sur son nuage, il a un plan pour nous. Il a pas fait tout ça pour nous laisser clamser comme des clams chez un conchyliculteur. À la ravigote, qu'on va se les faire. À l'ancienne. Façon homme des cavernes. Et pis après, on peindra notre épopée sur les murs.

- Je te suis pas.

- Moi non plus, rétorqua Tobio. C'est juste que, parfois, il faut que je laisse sortir les mots, sans quoi ils gonflent à l'intérieur de moi et j'ai l'impression qu'ils vont m'étouffer. Faut que je les dise, que je les prononce. Comme ça, ça m'empêche de penser. Ça m'empêche d'être chicken.

- Chicken ?

- Avoir les foies, la pétoche du diable, la peur au ventre.

- T'as peur ?

- Ouh la, rock and rollmops. Bien sûr que j'ai peur. C'est World of Warcraft par ici. La fureur du dragon sans Bruce Willis. Par la robe de burne du vieux fêtard, oui, j'ai peur ! J'espère qu'on va tous les expédier au royaume des cieux et que ton règne arrive. Et qu'on dansera le disco pendant trois jours pour fêter ça.

- Silence dans les rangs ! cria Tadashi.

Shōyō ne put s'empêcher d'éclater de rire. Où est-ce qu'il était allé la chercher celle-là ? Silence dans les rangs. On aurait cru une réplique sortie d'un film sur la guerre de 1914-1918.

- On va montrer à ces crevards que c'est pas parce qu'on est jeune qu'on ne sait pas se battre, lança encore Tadashi.

- Non, Tadashi, tu ne vas rien montrer du tout !

Le peloton pila net. Kenma bloquait le passage, debout dans l'encadrement de la porte, les bras croisés sur la poitrine, un sourcil levé. Shōyō aimait bien Kenma. Il pouvait vraiment, vraiment foutre la trouille et, en même temps, c'était sans doute un des plus gentils de tous les grands. Il passait un temps fou avec Shōyō et ses amis, pour s'assurer qu'ils n'étaient pas tristes, qu'ils avaient bien mangé, qu'ils prenaient soin d'eux. Et là, il venait s'assurer qu'ils ne combattraient pas. Shōyō avait prié pour que ça arrive. Il avait entendu les grands. Il savait qu'ils avaient laissé Tadashi jouer au soldat, mais qu'il était hors de question qu'ils laissent ce détachement de morveux aller baguenauder sur le champ de bataille pour se faire piétiné.
Et Shōyō était heureux que Kenma n'ait pas oublié. Il ne voulait plus jamais se battre.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant