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Ushijima s'impatientait. Est-ce que ça allait enfin finir par marcher ? Il commençait à sérieusement en douter. Dans l'immédiat, il avait surtout envie de gifler cet étrange gamin souffreteux et mythomane qui avait déboulé du musée d'Histoire naturelle en bafouillant qu'il pouvait communiquer avec les adultes, ou les étrangers, comme les appelait Ushijima. Kenjirō, c'était son nom, prétendait même qu'il pouvait les contrôler. Ben, voyons. Sauf qu'à chaque fois qu'il essayait de faire la démonstration de ces incroyables capacités ce finissait comme ça, en ratage ridicule.
Leur parler ? Il avait beau essayer, pas un ne bredouillait le moindre début de réponse.

Question étrangers, Ushijima disposait de son propre cheptel, qu'il tenait captif au palais. Les rogatons de la famille royale. Un ramassis de minables putrides que l'on avait installés dans une pièce sous les combles où leur puanteur passait plus facilement inaperçue. Ushijima détestait y aller. Aussi en voulait-il d'autant plus à Kenjirō de l'y traîner constamment en jurant ses grands dieux que « cette fois, promis, ça allait marcher ». Tout le temps qu'il était là-haut, Ushijima gardait un mouchoir collé sur sa bouche et son nez. Le tissu avait beau être imbibé d'huile essentielle de romarin, la puanteur de ces rebuts, fussent-ils de haute noblesse, l'emportait. Il faut dire qu'ils ne respectaient aucun principe d'hygiène la plus élémentaire. Ils restaient niaisement assis là, dans leurs robes du soir et leurs smokings en loque, jusqu'à paraître incrustés dans les fauteuils. Ça schlinguait plus que dans l'enclos de l'éléphant, au zoo. Au moins avaient-ils renoncé à leur stupide jeu de la statue vivante : pendant des jours, ils étaient restés pétrifiés, tels des épouvantails, les bras écartés, la tête basculée vers le plafond, sans bouger d'un millimètre.

Cela dit, depuis, ils étaient plus amorphes que jamais. Au point qu'Ushijima commençait à se demander s'il allait pouvoir les maintenir en vie bien longtemps. Ils tombaient littéralement en morceaux. Une princesse de petite noblesse avait perdu la majeure partie de son visage. Toutes les chairs avaient été rongées, nécrosées, ne lui laissant sur le crâne qu'un infime voile de peau constellé de gros furoncles. Perdus dans le vide, ses yeux bleus dépourvus de paupières ne cessaient de couler.
Pourtant, il avait longtemps placé en eux de grands espoirs. Il voulait s'en servir de faire-valoir, parader avec eux devant les autres enfants afin de leur inculquer l'idée qu'il était l'homme le mieux placé pour diriger Tokyo. « Oyez, bonnes gens ! Regardez qui j'ai avec moi, la famille royale ! Si avec ça je ne suis pas l'héritier légitime de la couronne du pays ! » Hélas, aujourd'hui ils suscitaient plus la franche rigolade que la révérence et la crainte. Pour ne rien arranger, quelqu'un avait ouvert la cage aux monstres et les plus vifs d'entre eux avaient été tués avant qu'on les rattrape.
Une nuit funeste.

Alors même que, quelques semaines plus tôt, quand Satori était rentré de son expédition à la tête d'une division de petits durs ramassés à Holloway, au nord de Tokyo, Ushijima avait vraiment cru qu'il allait reprendre la main. Son plan était de les utiliser pour asseoir son pouvoir, éliminer toute opposition et conforter l'idée qu'il était le seul choix possible. Mais à aucun moment ces petites teignes n'avaient joué le jeu. Pire, après s'être enfilé la moitié de sa bouffe, une nuit, ils avaient fichu le camp, sans se priver de libérer la famille royale. Sur sa liste des merdes à régler, ils occupaient la toute première place. Il s'était fait la promesse qu'un jour, quand il serait passé chef, il leur infligerait un châtiment public dont ils se souviendraient.
Dans ces conditions, l'arrivée de Kenjirō, qui débarquait en prétendant qu'il pouvait contrôler les étrangers, apparaissait comme un don du ciel. Il allait être leur arme secrète. Leur bombe nucléaire.
Sauf que, jusqu'ici, il n'avait réussi qu'à prouver que sa réputation de détraqué n'était pas usurpée.

- Bon, ça suffit maintenant, coupa Ushijima d'un ton glacial. En fait, t'arrives à rien du tout, c'est ça ?

Kenjirō baissa les yeux sur ses chaussures. Il était grand, mince et si pale que sa peau en paraissait presque phosphorescente. Pour ne rien arranger, il était habillé tout en noir et son cou rachitique émergeait d'un pull à col roulé maculé de taches de gras. Il était presque aussi désagréable à regarder que les étrangers. Perpétuellement trempé de sueur, il lançait des regards dans tous les sens, comme un fou. Ouais. Inutile de se voiler la face, il était bel et bien cinglé. Mais comment diable avait-il pu croire un seul instant à ses boniments ? Parler aux étrangers ? Parle à mon cul, oui, pauvre taré !
Pourquoi il l'avait cru ? Fastoche. Parce qu'il voulait y croire. Parce qu'il avait désespérément besoin de... quelque chose pour reprendre l'avantage.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant