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  Ushijima pivota avec empressement, la main de Nic toujours posée sur son épaule. Pourtant, quand il croisa son regard, il comprit qu'elle ne lui offrirait jamais rien d'autre que cela. Inutile de se voiler la face.

- C'est pas comme ça que ça marche, Ushijima. Tu ne peux pas me forcer à être ta petite copine. Je t'aime bien. Mais pas de cette manière. Je suis sûre que tu peux trouver quelqu'un d'autre. Y a des tas de filles au palais qui t'adorent. Moi, je ne pourrai jamais jouer la comédie. Tu comprends ?

- C'est toi que je veux.

- Oublie, d'accord ? Tu dois arrêter ce que tu es en train de faire ici. Et pas parce que je te le demande ou parce que, si tu le fais, je t'embrasse et que tout sera comme dans les contes, non... tout simplement parce que c'est la seule manière de procéder.

Tout à coup, Ushijima se leva d'un bond et poussa Nic avec une telle violence qu'il la fit tomber de sa chaise et qu'elle se retrouva les quatre fers en l'air dans l'herbe mouillée. La dominant de toute sa hauteur, il la fusilla du regard en pointant un doigt accusateur vers elle, bougeant les lèvres, tel un bègue cherchant à dominer son handicap.
Finalement, il ne dit rien, se contentant de retourner près du feu. Nic se releva et courut après lui.

- Arrête, fit-elle en s'agrippant à sa veste. Reviens. Parlons-en.

- Il n'y a rien à dire, souffla-t-il en poursuivant son chemin. Tu as été parfaitement claire sur le fait que je te débecte. Je ne suis qu'une crotte, une rognure sur la semelle de ta godasse.

- Pas du tout. Je n'ai jamais dit ça. Ne sois pas idiot. J'ai dit que je t'aimais bien, mais pas comme...

S'approchant d'un de ses gardes, Ushijima lui arracha son fusil et le pointa sur elle.

- Tu vois ça ? grogna-t-il, hargneux. Ça, c'est le pouvoir. Avec ça, tu peux avoir tout ce que tu veux.

N'en croyant pas ses yeux ni ses oreilles, Nic gloussa avec une note d'hystérie encore plus prononcée que précédemment. Ushijima et ses gars avaient récupéré ces fusils au musée impérial de la Guerre et elle n'était même pas certaine qu'ils marchaient encore ou que ceux qui les portaient savaient les utiliser. Elle était toujours partie du principe qu'ils n'étaient là que pour la frime. De fait, voilà qu'ils servaient à la démonstration du machisme d'Ushijima. Elle savait qu'elle n'aurait pas dû rire. Que ça n'allait qu'aggraver les choses. Mais il était si ridicule avec son flingue. Ça correspondait si peu au personnage que forcément, d'autres aussi allaient rire et que ça lui montrerait à quel point il était grotesque.

- J'y crois pas ! On en est là ? demanda-t-elle en souriant. Alors comme ça, tu vas me tirer dessus si je t'embrasse pas ?

Certains enfants qui se trouvaient là tendirent l'oreille. Ça devenait intéressant.

- Ta gueule, cracha Ushijima d'un ton vipérin.

- Quoi, tu vas me sauter dessus de nouveau ? M'agresser ?

- Ferme-là. Je t'ai jamais agressée.

- Oh que si, répondit Nic en balayant du regard la succession de visages interdits qui la dévisageaient en ouvrant de grands yeux. Il m'a sauté dessus. Là-bas. À l'instant. Il a dit que si j'acceptais de sortir avec lui, il ne livrerait plus bataille aux autres enfants.

Quelques rires fusèrent. Un ronron sourd et légèrement fébrile parcourut les rangs.
Nic avait définitivement capté l'attention de son auditoire. Si Ushijima refusait de régler ce bordel, qu'à cela ne tienne, elle s'en chargerait elle-même.

- Écoutez-moi, tous ! Je vous en conjure, soyez raisonnables. N'écoutez pas Ushijima. Je pense sincèrement qu'il est fou. Vous vous trompez d'ennemi. Vous devez comprendre ça. Ce sont vos amis qui se trouvent en face. Des enfants, comme vous. Regardez celui qui vous a fourrés dans ce pétrin. Au prétexte qu'il n'arrive pas à obtenir un patin, voilà qu'il empoigne un fusil et qu'il tire sur tout ce qui bouge pour montrer qu'il en a dans le pantalon. Croyez-moi, rien ne vous oblige à le suivre. Rentrez chez vous.

Mais personne ne se leva. Personne ne dit rien. Personne ne cria : « Mince, elle a raison ! » en venant se placer fièrement à son côté, comme dans les films Hollywoodiens. Ils se contentaient de la regarder fixement, en attendant avec gourmandise la suite du spectacle. Cela déclencha quelque chose chez Nic, aussi brutalement qu'on éteint la lumière. Une tornade de sentiments contradictoires soufflait dans sa tête, mêlant colère, peur, embarras et tout un tas d'autres émotions trop paradoxales pour leur donner du sens. Détachée d'elle-même, elle se regardait agir. Parfaitement consciente qu'elle aurait dû s'arrêter là, s'abstenir d'en rajouter une couche. Mais elle ne pouvait pas.
Elle s'approcha de Ushijima et le poussa.

- Tu sais quoi ? T'es rien qu'un gros con. Un âne bâté. Je retire ce que j'ai dit. J'espère que tu n'auras jamais de petite amie. D'ailleurs, je doute que tu aies une quelconque expérience dans ce domaine. Par tous les diables, qui aurait envie de t'embrasser ? T'es répugnant. Tiens, tu sais quoi ? Tu me donnes envie de gerber.

Quelques enfants applaudirent. Nic rougit. Elle ferait mieux de partir avant d'en dire davantage. Ça ne lui ressemblait pas. Elle aurait voulu s'excuser, mais elle avait peur que les mots restent coincés dans sa gorge, aussi se contenta-t-elle de tourner les talons. Tandis qu'elle marchait, elle ressentit un grand coup de son dos. Elle pensa d'abord que Ushijima l'avait frappée ou poussée, parce que avant d'avoir compris ce qui lui arrivait, elle était étendue face contre terre.
Elle n'arrivait pas à y croire. Il l'avait jetée à terre. Le sale type. Manière typiquement masculine de faire avancer le débat : la violence. C'est alors que Nic se rendit compte que ses oreilles sifflaient. Oui, une forte détonation avait crevé le silence. Il y avait eu un gros bang. Et elle ne pouvait plus bouger les jambes. Une terrible douleur glacée se répandait dans son dos et au plus profond de sa poitrine. Au prix d'un effort surhumain, elle parvint à se tourner suffisamment pour voir Ushijima, debout au-dessus d'elle, livide, bouche bée sous le choc. Entre ses mains, le fusil fumait encore.

Non. Pas ça. Elle n'y croyait pas. Il lui avait vraiment tiré dessus ? Elle avait du sang dans la bouche et dans la gorge. Elle luttait pour respirer. Elle voulait dire quelque chose, mais un terrible mal de crâne l'en empêchait, comme si sa tête était prise dans un étau et que celui-ci se resserrait encore et encore, jusqu'à lui brouiller la vue.
Ça n'avait pas de sens.
C'était bien la dernière chose qu'elle aurait pu imaginer, malgré toutes celles qu'elle avait envisagées en venant ici. Se faire tirer dessus. Elle ferma ses yeux ruisselants de larmes, et posa la tête dans l'herbe. Quelques instants plus tard, tout ce qui bougeait encore étaient ses larmes.
Son cœur, lui, s'était arrêté.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant