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Kenjirō leva les yeux. Boney-M était là, avec ses amis. Des silhouette furtives qui dessinaient des cercles dans le ciel. Il distinguait leurs ailes tannées, esquintées et dentelées, leurs membres brisés qui ne tenaient plus que par des lambeaux de peau et rares tendons, leurs gueules tordues et, surtout, leurs yeux noirs, au regard perçant, rivés au sol. De temps à autre, l'un d'eux descendait en piqué et emportait une âme aux Enfers. Ils nettoyaient le champ de bataille. Ils moissonnaient.
Et voilà que Boney-M en personne fondait droit sur Kenjirō, qui leva les bras pour se protéger. Pourtant, au moment d'attaquer, Boney se posa à côté de lui dans un fracas de petits bruits secs, son long bec claquant tant et plus. Il le scruta d'un regard accusateur.

- Pauvre raclure de fond de bidet, railla-t-il. Tu te prends pour qui ? Dieu ? T'es même pas digne de sucer ce que j'ai sous les ongles des pieds. Tu leur as parlé, n'est-ce pas ? À ces saloperies puantes ? Tu leur as transmis le mot de Dieu ? Vraiment ? La Terre à blanc-bec - tu n'es pas Dieu. Dieu, c'est moi. Le terrible Dieu de la Guerre. Mes Valkyries et moi, nous allons enrôler les morts. Toi, t'as toujours été qu'une crotte, une quantité négligeable. Comment en est-on arrivé là ? C'est quoi, la cause de tout ça ? Ta sœur ? Ces enfants n'ont pas tué ta sœur et tu le sais très bien. Le collectionneur. Tu te souviens de lui ? Ce gros tas de graisse et de boyaux. Tu sais pertinemment que c'est lui qui a tué Olivia. Tout ce cinéma n'aura servi à rien. Ils vous ont battus, les crevards. Ils vous ont transmis leur poison, leurs parasites. C'est tout ce que vous êtes pour eux, des hôtes pour leurs germes. Des gogos. Et tu le vois, lui, là-bas, qui vient vers toi... ?

  Kenjirō pivota brusquement tandis que Boney partait d'un rire cassant. Jouant des coudes, Satori fendait la foule d'enfants et se dirigeait vers lui.

- Que veut-il ? demanda Kenjirō à l'oiseau.

  Mais Boney-M avait disparu. Et quand Kenjirō bascula la tête pour regarder en l'air, il ne vit que des mouettes.

  Satori jeta un œil à Kenjirō. Il ne le connaissait pas du tout. Il ignorait autant l'origine du traumatisme qui l'avait rendu brindezingue que la manière dont il s'y prenait pour communiquer avec les crevards. Cela faisait à peine quinze jours qu'il avait fui le musée d'Histoire naturelle pour rejoindre le camp d'Ushijima. Il était fou en arrivant, il était fou maintenant.
  Pour l'heure, tout ce qui comptait aux yeux de Satori, c'est qu'il était du côté de Ushijima et que Ushijima était du côté de Saint Georges. Et il fallait que Satori les arrête. Voilà déjà un moment qu'il aurait dû réagir. Il n'aurait jamais dû laisser les choses aller aussi loin. Il regarda par-dessus l'épaule de Kenjirō, au-delà de leur fragile rempart de bois, là où l'ignoble armée d'adultes avançait d'un pas lourd et obstiné vers les troupes de Kenji. Ignorant le camp d'Ushijima.

  Ce n'était pas la palissade de bois qui les protégeait, c'était Kenjirō, grâce à l'étrange capacité qu'il avait de contrôler les crevards. Tout reposait là-dessus. Par conséquent, quel que soit le ressort de cette relation, il fallait y mettre un terme et ainsi donner une petite chance à Kenji de reprendre la main. Couper le lien, puis anéantir Saint Georges et son armée. Se débarrasser définitivement de cette menace. Tous les crevards à des kilomètres à la ronde étaient rassemblés ici. Et si les enfants réussissaient à les rayer de la surface du globe ?
  Satori allait s'en charger. Il fallait faire ce qui s'imposait.

- Kenjirō ! cria-t-il. Arrête ça ! Arrête ça tout de suite. Le signal, dans ta tête. La voix avec laquelle tu leur parles. Fais-la taire.

  Kenjirō secoua nerveusement la tête. Il était couvert de sueur. D'une pâleur cadavérique. Sous sa peau diaphane, on distinguait le bleu de ses veines. Il avait les yeux rouges et fiévreux. Il tremblait. Aussi fermé qu'une huître, il était totalement hermétique à ce que disait Satori.

- J'ai dit arrête ! Arrête immédiatement.

- J'peux pas, répondit Kenjirō dans un filet de voix. C'est trop tard. C'est fait. Qu'ils meurent tous jusqu'au dernier. Et qu'on en finisse. Armageddon. Que tout s'arrête. La douleur. La peur. À quoi bon lutter ? Résister ? Que les ténèbres adviennent...

- Peut-être que toi, tu n'as aucune raison de vivre, s'écria Satori avec colère, les larmes aux yeux. Mais moi si. Et tous les enfants qui t'entourent aussi. Tu n'as pas le droit de les laisser mourir. Tu n'es pas plus important qu'eux.

- Aucun de nous n'a d'importance. Nous ne sommes que des parasites. Quelle différence ça fait qu'on vive ou qu'on meure ?

- Très bien. Si c'est comme ça que tu le prends...

  Il n'avait pas terminé sa phrase qu'il attrapa Kenjirō à la gorge, le faisant tomber en arrière. Derrière lui, il entendit des enfants crier. Il les ignora et resserra son étreinte.
  Il ne savait pas s'il serait capable d'aller jusqu'au bout et de prendre la vie de Kenjirō. Même en sachant que son geste permettrait d'en sauver des centaines d'autres. Au fond, Kenjirō était un garçon comme lui et la tristesse dans son regard faisait flancher Satori. Il était sur le point de lâcher prise lorsque les chairs de Kenjirō cédèrent, tel du carton mouillé. C'était comme s'il n'y avait plus rien sous la peau, comme si, à force de putréfaction, les tissus avaient entièrement disparu. Les doigts de Satori s'enfoncèrent dans le cou de Kenjirō et sa tête bascula brutalement de côté tandis qu'un épanchement de pus jaune et vert poissait son col roulé. Satori poussa un cri de terreur et retira vite fait ses mains qui dégoulinaient d'humeur grisâtre. Sous ses yeux horrifiés, l'éruption de gelée se poursuivait. Elle semblait presque vivante tant elle bouillonnait, rampait, se tortillait. C'est alors que  Kenjirō tira sur son col, exhibant un trou béant rempli de gelée vivante.

- Merci, soupira-t-il en souriant.

  Puis ses yeux se révulsèrent et ses paupières se fermèrent.
  Satori se plia en deux et vomit sur l'herbe.
  Quelqu'un l'agrippa par son manteau. Il tourna la tête. Ushijima.

- Qu'est-ce qu'on fait ? balbutia-t-il, comme aimanté par le cadavre de Kenjirō. Qu'est-ce qui nous a pris... ?

  Déjà, Satori percevait un changement chez lui. Le lien avec les crevards était rompu, le cercle magique dissous.
  Dorénavant, ils n'étaient plus protégés.

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⏰ Dernière mise à jour : Jun 15 ⏰

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ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant