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Shōyō et Tobio talonnaient les deux grands qui gardaient le portail et qui, dans l'immédiat, couraient après Tadashi en lui criant d'arrêter et de retourner au musée. Le reste des Jeunes Pousses étaient éparpillées le long de la route, la Grenouille à la traîne, Zohra réduisant l'allure pour ne pas le lâcher. Ils avaient déjà parcouru une bonne distance sur Cromwell Road quand Tadashi avait subitement bifurqué vers la droite, en direction du parc. Si tant est que telle fût sa destination car, comme le supposait Shōyō, il n'était pas certain qu'il sache retrouver son chemin par ici. Si Shōyō avait voulu aller au parc, il aurait pris à gauche en sortant du musée et non à droite comme l'avait fait Tadashi. Ils étaient loin de tout maintenant.

- Tadashi, cria-t-il. Tu fais n'importe quoi.

Cette fois, Tadashi s'arrêta et fit volte-face, le rouge aux joues, autant à cause de la colère que de la course. Il brandit sa lance, comme s'il allait bondir sur Shōyō et les deux grands.

- La ferme, minus !

- En réalité, je suis pas si petit, faut arrêter avec ça, dit Shōyō en approchant.

- Si, tu l'es.

C'est alors qu'un des deux grands jura et pointa du doigt une vieille mère aux jambes flageolantes qui titubait vers eux au milieu de la chaussée. Sortant de derrière un camion abandonné, deux pères d'âge canonique ne tardèrent pas à la rejoindre.
Les deux grands brandirent leurs armes et avancèrent au pas de charge en direction de l'ennemi. Les Jeunes Pousses regardaient, les épaules de Tadashi se soulevant et s'affaissant tandis qu'il s'efforçait de reprendre son souffle.

- Ok, acquiesça Shōyō. Je suis plus petit que toi, mais là n'est pas la question. On ne devrait pas se trouver là. C'est trop dangereux. Que tu te fourres toi-même dans le pétrin, passe encore. Le problème, c'est que tu emmènes les autres avec toi.

- Normal, puisque je suis le chef.

- Et si t'es un bon chef, tu ramènes dare-dare tout le monde au musée.

Les deux grands approchaient prudemment des trois adultes, prêts à attaquer. La mère levait ses mains griffues en dévoilant ce qui lui restait de dents, autant dire ses gencives à nu.

- Tu veux vraiment affronter des trucs pareils ?

- Et pourquoi pas ? répondit Tadashi.

- Mais regarde-toi, regarde-nous, bon sang ! cria Shōyō.

- Ouais, t'as raison. Regardez-nous. Alignement, Papa Tango ! En colonne par deux et on leur montre de quoi on est capables.

Une timide acclamation lui répondit, les autres n'ayant d'yeux que pour les trois adultes.

- Tu vois ? dit Tadashi, un sourire triomphant aux lèvres. Ils me suivraient jusqu'en enfer.

- Écoute, dit Shōyō. Il faut qu'on rentre. On ne sait pas du tout sur quoi on pourrait tomber. On n'a même pas pris le bon chemin. En tout cas, moi je rentre et je vous invite tous à me suivre.

- Ne l'écoutez pas, brailla Tadashi tandis que les Jeunes Pousses se rassemblaient mollement autour de lui. C'est un lâche.

- Je ne suis pas un lâche, rétorqua Shōyō avec colère.

- Je confirme. C'est pas un lâche, déclara Tobio d'une voix cassée, comme s'il était sur le point de fondre en larmes. Nous avons mené bien des combats ensemble. Pas la moindre couardise chez ce pèlerin-là. Pas de jaunisse pisse trois gouttes, pas de poltron minet. Il est plus bagarreur que vous tous réunis.

- D'façon, dit Tadashi, on comprend pas un mot de ce que tu dis, le toqué.

- Veuillez avoir l'obligeance de surveiller votre langage, monsieur, répondit Tobio en pinçant les lèvres d'un air snobinard.

La grimace en fit rire certains. Tadashi les interrompit aussitôt.

- T'es tout naze.

- Erreur, répliqua Shōyō. C'est toi qui es tout naze. Si on a accepté de participer à ton entraînement à la noix, c'est juste pour avoir quelque chose à faire pour tuer l'ennui. On n'a jamais cru que t'allais nous mener à la bataille pour de vrai. Parce que ça, on pourra jamais le faire !

Ce disant, il indiqua les deux grands qui se battaient pour de bon maintenant. Après avoir déchiqueté un des pères, ils tailladaient la mère.

- Moi aussi j'suis un tueur, dit Tadashi. J'ai éventré une saleté de père pas plus tard que l'autre jour. Vous en faites pas... on n'a pas besoin de vous. (Il entreprit un rapide décompte de son contingent.) Où sont Zohra et la Grenouille ?

- Ils arrivent, répondit Shōyō. La Grenouille peut pas aller bien vite. Tu le vois dans une bataille ?

Tadashi ne releva pas. Il s'était figé, le visage blême. Shōyō pivota pour voir ce qui le mettait dans cet état.
Derrière eux, la route était noire d'adultes qui, déjà, se pressaient autour de Zohra et de la Grenouille.

- Oh, la vache ! s'exclama Tadashi. Qu'est-ce qu'on va faire ?

- Faut qu'on les sauve, dit Shōyō.

- Oui, oui, tu as raison, oui... je sais... faut les sauver.

- Eh ben, vas-y ! aboya Shōyō avec hargne. Toi qui voulais tant nous mener à la bataille. C'est le moment ! On va quand même pas laisser Zohra et la Grenouille se faire zigouiller !

- Vraiment ? bredouilla Tadashi, paniqué. Ils vont les tuer ?

- Qu'est-ce que tu crois ?

- Faut appeler les grands.

Mais quand ils se retournèrent pour regarder dans l'autre sens, ils s'aperçurent que les adultes avaient également envahi cette partie de route et qu'il n'y avait plus trace des gardes.

- Bouge ! Fais kekchose !

Joignant le geste à la parole, Shōyō secoua Tadashi, qui leva mollement sa lance, tout en restant cloué sur place, livide, les yeux exorbités, le front baigné de sueur. La terreur incarné. Bizarrement, pour sa part, Shōyō ne ressentait aucune peur, juste une profonde torpeur, l'horrible sentiment d'avoir toujours su que ça allait arriver et qu'il ne pouvait rien pour l'empêcher.
Wiki et Arthur donnèrent une bourrade à Tadashi.

- Allez, s'écria Wiki. Il faut sauver Zohra et la Grenouille ! Après, on rentre au musée.

- Ouais, dit Tadashi en s'armant de courage. On y va !

Enfin, il démarra, en brandissant sa lance. Puis il se mit à courir et les autres avec lui, leurs pieds martelant le bitume de la rue.
Les adultes approchaient.
Shōyō les voyait mieux maintenant. Il avait du mal à en évaluer le nombre, mais, à vue de nez, il estimait qu'ils étaient entre vingt et trente, pères et mères mélangés. De tous âges, vêtus de loques, la peau crasseuse, couverte de croûtes, de boue, de plaies suintantes. À certains, il manquait une main, deux, parfois le bras ; la plupart d'entre eux étaient chauves et Shōyō eut un choc en constatant que certains portaient des armes. Il voulait arrêter de courir, lui qui se trouvait en première ligne avec Tobio et Tadashi, pour mener la charge. La peur l'étreignait au point que le sang battait douloureusement à ses tempes. Pour toute arme, il avait une courte lance qu'une fille du musée avait fabriquée pour lui. Tobio, pour sa part, avait ses deux dagues. Les autres Jeunes Pousses agitaient un méli-mélo de lances et d'épées, dont aucun d'eux ne savait se servir.
Tadashi poussa un cri de guerre : Raaaaaaaaargh !
Son casque, trop grand, sautait sur sa tête. Voulant le rajuster, il le fit tomber. Le truc rebondit par terre en faisant un bruit de casserole. Ridicule.

Shōyō vit un crevard se tourner. Il portait un maillot de Manchester United et il avait l'air plus intelligent que les autres. On aurait presque pu croire qu'il souriait. Il tordit le cou d'une drôle de façon, les autres adultes se figèrent et pivotèrent tous vers Tadashi.
Celui-ci ne pouvait plus s'arrêter maintenant, quand bien même il l'aurait voulu. Il percuta les crevards de plein fouet en portant sauvagement le feu. Fut-ce son talent de guerrier ou la chance, toujours est-il que l'éventreuse se montra à la hauteur de sa réputation. La pointe s'enfonça dans la panse d'un père maigrelet qui s'effondra par terre en répandant ses tripes.
Et puis ce fut au tour de Shōyō de se retrouver au milieu de la mêlée d'adultes, qui le dominaient de toute leur hauteur. Et, là, il comprit que jamais il ne s'en sortirait.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant