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- Le sale bigleux à culs-de-bouteille. La taupe de mes deux. Le fumier !

  Lorsqu'il avait appris la nouvelle, Bokuto était devenu enragé. Il arpentait le hall principal à grands pas, le long du squelette de diplodocus, en agitant sa lance et en menaçant quiconque faisait mine de s'approcher. Yukie faisait tout ce qu'elle pouvait pour tenter de le calmer. En vain. La colère de Bokuto ne faisait qu'aller crescendo ; pire, par effet de contagion, elle semblait se propager à tous ceux qui l'entouraient. Tadashi, quant à lui, était affalé sur une banquette, l'air à la fois triste, en colère et terrifié. Terrifié par la réaction de Bokuto, qui paraissait capable du pire. Il fichait tellement les jetons que Tadashi en avait recommencé à pleurer - alors même que Yukie savait à quel point il répugnait à montrer quelque forme de faiblesse que ce soit.

- C'était ma chienne, éructa Bokuto. Et je fais ce que je veux avec ma chienne. Je l'ai donnée à Tadashi. C'est pas pour que Kenji la lui prenne. Qu'est-ce qu'il croit ? Qu'il peut se pointer ici en terrain conquis et faire tout ce qui lui passe par la tête ? Pas question. C'est pas comme ça que ça marche. Non, monsieur !

- On peut essayer d'en discuter, dit Yukie, soucieuse de ne pas abandonner la partie.

- Y a rien à discuter, dit Bokuto. Ce qui est fait est fait. Maintenant, s'il pense que je vais me battre pour son armée de merde, il peut se brosser. Vous m'entendez, tous ? HORS DE QUESTION QUE JE ME BATTE POUR CE CONNARD !

- Bokuto, tu peux pas dire ça, plaida Yukie.

- Oh que si. Je peux même te dire qu'en ce qui me concerne, c'est terminé. Monsieur Faudrait-peut-être-que-j'apprenne-à-vivre-en-société peut se chercher un nouvel officier.

- Allez, Bo', dit Yukie en faisant un bond en arrière pour esquiver la pointe de sa lance. Tu vas pas tout remettre en cause pour une chienne stupide.

- Sauf que, justement, c'était pas une chienne stupide. Elle est intelligente. C'est pour ça que ça fait chier. Tadashi aimait cette chienne. Je la lui avais donnée. C'était à moi de décider qui elle devait avoir comme maître et pas à Kenji de la prendre.

- Laisse-moi lui parler.

- Trop tard. Kenji m'a manqué de respect. Personne n'est reconnaissant envers moi.

- C'est faux. Tout le monde l'est. Et tu le sais très bien.

- Encore heureux ! Sans moi, vous seriez tous morts. Et je vais te le prouver. Tu sais comment ? En me retirant. Dorénavant, c'est votre guerre. On va voir comment vous vous débrouillez sans moi.

- Non, Bokuto. Écoute-moi. Non seulement tout le monde te respecte, mais, en plus, on a plus que jamais besoin de toi. On s'en sortira pas sans toi.

- T'inquiète. Si Kenji est aussi bon que ça, il vous sauvera tous.

- On va convoquer une réunion, dit Yukie. Avec Kenji. On va régler ça.

- Ras le bol des réunions. Oublie. Marre du bla-bla à n'en plus finir.

- Au moins, pose ta lance. Tu fous les jetons à tout le monde.

  Il faut dire que la lance de Bokuto était redoutable. Dieu sait combien de personnes elle avait tuées. La pointe était aussi effilée qu'une aiguille.

- C'est tout ce que j'ai jamais été, dit Bokuto en secouant la lance au-dessus de sa tête. Une arme.

  Soudain, il se dirigea à grands pas vers l'autre extrémité du hall. Sur son passage, les enfants s'écartaient telles des volées de moineaux. Sans ralentir, il grimpa l'escalier quatre à quatre, martelant les marches, dépassant sans le voir le buste de marbre de Charles Darwin. S'accrochant à ses basques, Yukie ne cessait de l'implorer de garder son calme. De toute évidence, elle aussi redoutait ce qu'il était capable de faire. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. Arrogant, oui. Tête de cochon, certainement. Imbu de lui-même, assurément. Chahuteur... Mais aussi enragé que ça, jamais.
  Parvenu à l'étage, il pivota sèchement sur lui-même et partit en sens inverse, vers la façade du musée. À son approche, les enfants épouvantés reculaient. Sans un regard pour les grands singes et les hominidés exposés dans leurs cages de verre, il remonta la coursive au pas de charge, en direction de la galerie des minéraux, là où les enfants dormaient et passaient le plus clair de leur temps.

- Bo' ! hurla Yukie en forçant l'allure pour le rattraper.

  Il s'engagea dans l'escalier qui menait au dernier niveau.
  Sur le palier, la coupe transversale d'un séquoia géant était accrochée au mur. Arrivé à sa hauteur, Bokuto arma son bras et tira, comme si le tronc d'arbre n'était qu'une cible de fléchette géante. La lance cingla l'air, trajectoire tendue, avant de se planter en plein dans le mille, la pointe s'enfonçant de plusieurs centimètres dans le bois.

- Bingo ! hurla Bokuto. Le sort en est jeté. Tant que cette lance restera là où elle est, je ne me battrai pas. Si quelqu'un s'avise d'y toucher, je le tue.

- Bo', je t'en prie, haleta Yukie, à bout de souffle. S'il te plaît... Sans toi...

- Tu l'as dit ! la coupa Bokuto. Sans moi ! Et il va falloir t'y habituer car à partir de maintenant ce sera comme ça et pas autrement.

  Soudain, une bourrasque inattendue balaya le maelström de sentiments contradictoires qui agitait Yukie, ne laissant place qu'à une seule émotion : la colère. D'un pas décider, elle alla se planter sous le nez de Bokuto.

- Je t'interdis de faire ça, tu m'entends ? Il est hors de question que tu nous mettes tous en péril pour une histoire d'amour-propre. Ton petit orgueil blessé, on s'en fout. Si les autres enfants apprennent que tu ne participes pas aux combats, ils vont commencer à s'interroger, à prendre peur. Si ça se trouve, ils vont tous déclarer forfait.

- M'en fous. C'est plus mon problème.

- Tu serais vraiment prêt à aller jusque-là ? Prêt à risquer de perdre la bataille ? À nous voir tous mourir ? Pour une broutille pareille ?

- J'appelle pas ça une broutille. Mais, pour répondre à ta question, oui je pourrais, au train où vont les choses. Parce que personne ne me retient ici. D'ailleurs, j'ai jamais eu d'amis.

- C'est totalement faux. « Daichi est vivant », tu te souviens ? Le graffiti que Iwaizumi avait bombé et le sens que ça pouvait avoir.

- Du sens, ça n'en a aucun. Il est mort.

- Non. Quand on est partis du palais, dit Yukie en le secouant. Tu te souviens... après la disparition d'Iwa.

- Eh ben ?

- Iwa avait bombé « Daichi est vivant » sur ce monument. Il avait signé IwaOi.

- Encore une fois, Yukie, où veux-tu en venir ?

- Quand on est tous partis, t'as pris sa bombe de peinture et t'as écrit ton propre message, signé BokuIwaOi.

  Bokuto la regarda en souriant, puis laissa échapper un petit rire que Yukie lui fit ravaler d'un regard.

- Tu m'as dit quelque chose à ce moment-là, dit-elle.

- J'ai oublié, répondit Bokuto avec une moue sardonique.

- Bien sûr que non, t'as pas oublié. Tu m'as dit que t'avais finalement compris ce que le message d'Iwa voulait dire.

- C'était rien qu'un stupide graffiti. Ça voulait rien dire.

- T'as dit qu'Iwaizumi avait raison. Que nous devions croire à ce en quoi croyait Daichi. Que nous devions unifier nos forces, travailler ensemble, être ensemble. Forts et unis. Tu as dit qu'il fallait faire le bon choix. Rester unis face à l'adversité, parce qu'on était tous dans le même bateau.

- Ah ouais ? Eh ben, tu sais quoi ? Je me fourrais le doigt dans l'œil. Parce que, au bout du compte, il semblerait que personne ne veuille partager le bon avec moi, seulement le mauvais. Je me bats pour vous, je tue pour vous, je règle tous vos problèmes et je m'en prends plein la tronche, au sens propre ! (Joignant le geste à la parole, il montra du doigt son visage horriblement couturé, esquinté, balafré, son oreille mutilée.) Et moi ? Quand est-ce que je reçois du bon ?

- Quand tout ça sera fini. Lorsque nous aurons gagné.

- Et d'ici là, j'accepte tout ? Comme partager ma chienne avec Kenji ? Eh bien, non, Bo' ne partage pas sa chienne. Avec personne.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant