ENEMY Tome 5 : La fin

37.

  Kenji était accompagné de Kunimi ainsi que de deux ou trois grands que Shōyō trouvait légèrement effrayants. Enfin, pas autant que Kenji. Lui, c'était le pire. Kunimi murmurait dans sa barbe. Probablement en train de compter. C'était son truc, compter. Shōyō le connaissait assez pour savoir que chaque fois qu'il montait ou descendait un escalier, il comptait toujours les marches avant de se livrer à de cabalistiques suites de calculs mentaux dont lui seul connaissait la finalité.
  Kenji fixait Tadashi du regard. Enfin, en quelque sorte car Kenji ne regardait pratiquement personne directement et les rares fois où il le faisait...

- Nous sommes venus te demander quelque chose, garçon.

- Ah ouais, quoi donc ?

  Shōyō percevait que, sous sa fausse décontraction, Tadashi était aussi nerveux que lui. Au fond, il n'avait rien du dur à cuire qu'il aurait rêvé d'être.

- Ça va ou quoi ? demanda-t-il du ton le plus décontracté qui soit avant de lever la main pour faire un de ces checks compliqués que Shōyō n'arrivait jamais à apprendre en entier.

  Kenji l'ignora superbement. Et pour cause, il détestait qu'on le touche.

- Ta chienne, dit Kenji.

- Quoi, ma chienne ?

- Velvet, hein ? C'est bien comme ça qu'elle s'appelle ?

- Oui. Elle est super intelligente. C'est une chienne guide d'aveugle.

  Kenji opina du chef.

- Le truc c'est que... J'ai besoin d'un chien.

- Ouais, ben c'est pas c'est qui manque dans le coin. Ryan et ses chasseurs en ont plein. Ils ne verront sûrement pas d'inconvénient à t'en donner un.

- T'as pas bien compris. J'ai besoin de cette chienne.

- Mais c'est la mienne.

- Je sais. C'est pourquoi je te le demande comme une faveur... Tadashi. C'est ça, hein ? Tadashi ?

- Oui.

- Eh bien, Tadashi : serais-tu disposé à me donner ta chienne ?

- Écoute, je serais prêt à faire tout ce que tu veux... Mais pas ça ! C'est ma chienne, j'y suis attaché. En plus, je l'ai gagnée sur le terrain, c'est un butin de guerre.

- Je suis au courant, dit Kenji qui restait d'un calme olympien, mais dont la voix se teintait d'une froideur inquiétante. Je te demande de m'accorder une faveur. Donne-moi ta chienne.

  Et pour la première fois, il croisa le regard de Tadashi. Même à travers ses épaisses lunettes à moitié fendues et quasi opaques, son regard était glaçant. Tadashi ne put le soutenir plus de quelques secondes, après quoi il baissa les yeux sur ses chaussures.

- C'est ma chienne, bredouilla-t-il. Velvet.

  Kenji s'accroupit à hauteur de l'animal, prit sa tête entre ses mains et lui murmura quelque chose à l'oreille. Quand il se redressa, la chienne alla aussitôt se placer à son côté et s'assit à ses pieds, placide.
  Kunimi recula d'un pas, en retrait du groupe. Il n'avait rien à voir là-dedans. Qu'on le laisse en dehors de tout ça. Entre ses doigts, le morceau de pâte à modeler dont il ne se séparait jamais prenait rapidement différentes formes : de petits personnages, hommes, femmes, animaux, chiffres, motifs géométriques, cubes, pyramides... et un chien, qu'il écrasa aussitôt.

- Tu ne peux pas faire ça, dit Tadashi, la voix tremblante, le nez baissé. Pas comme ça. Tu peux pas juste... la prendre...

- Si, dit Kenji. Je la prends. D'accord ? Écoute, c'est comme ça. J'ai besoin de cette chienne. On t'en trouvera une autre. Je te le promets.

- Mais j'en veux pas d'autre. C'est elle que je veux. Velvet. C'est une bonne chienne.

- Une très bonne chienne, répondit Kenji en attachant une laisse au collier de l'animal. Voilà pourquoi c'est celle qu'il me faut. Tu t'en remettras.

  Tadashi releva la tête. Son visage était brillant de larmes. Il tenta une dernière fois de plaider sa cause, mais Kenji lui cloua le bec d'un regard et tourna les talons.

- Je saurai m'en souvenir, dit-il en quittant la pièce.

  Les petits rassemblés autour de Wiki et d'Arthur se concentraient de toutes leurs forces sur leurs livres, feignant de ne pas avoir remarqué ce qui se passait. Sur le pas de la porte, Kunimi hésita une seconde. Puis, après un coup d'œil à ses anciens amis, il emboîta le pas à Kenji.