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  Kenji Futakuchi ferma les yeux. Il appréhendait bien mieux la situation quand il n'était pas distrait par les vagues formes mouvantes qu'il distinguait à travers ses épaisses lunettes quasi opaques. Les paupières closes, il se figurait le champ de bataille comme un échiquier, sur lequel se seraient alignées en bon ordre toutes les pièces. Les commentaires incessants de Kunimi lui permettaient de suivre avec précision le déroulement des événements. Kunimi était un génie quand il s'agissait de lire le monde. D'en faire le décompte.
  Le bruit aidait aussi. Près de lui, les grognements, les hurlements et les cris des enfants. Le fracas du métal. Dehors, le bruissement des crevards qui allait decrescendo et qui semblait se fondre à l'horizon, tellement ils étaient nombreux.

  C'était comme s'il regardait le champ de bataille d'en haut, façon image satellite sur Google Earth. La position de ses troupes lui apparaissait clairement : concentrées sur une toute petite superficie, délimitée, au sud, par l'étendue d'eau, à l'ouest par la route barricadée, à côté du pont, au nord et à l'est par la longue barricade qui venait épouser la rive du lac. C'était là leur point faible. Les crevards ne pouvaient pas les déborder ni attaquer leurs arrières car la Serpentine constituait un rempart efficace. En revanche, s'ils parvenaient à ouvrir une brèche à l'endroit où la barricade rencontrait l'eau, ils seraient peut-être en mesure d'envahir le camp.
  Kenji se figurait clairement les barricades comme les trois côtés d'un long rectangle dont la base aurait été la rive de la Serpentine. Hors de ce rectangle - les crevards. Faute de les voir tous, Kunimi ne pouvait pas les compter, mais Kenji était au moins au courant du nombre d'ennemis occupant les premiers rangs. Pas de brouillard de la guerre ici, rien que la froide vérité des chiffres.

  Problème. Les chiffres donnaient le vertige. À chaque ouverture, ils en laissaient passer quelques-uns et réduisaient d'autant les forces en présence. Kunimi lui communiquait les chiffres en temps réel. Mentalement, Kenji les transformait en plan de bataille, en chiffres. Comme un ordinateur. Au bout du compte, c'était à ça que se réduisait l'univers. Une suite de chiffre. On peut construire n'importe quoi avec des chiffres.
  Mais, comme dit l'adage, les chiffres ne mentent pas. Quoi que l'on fasse, deux et deux feront toujours quatre. C'est pour ça que Kenji les aimait tant, les chiffres. Ils avançaient à visage découvert. Pas la peine de s'interroger à leur sujet, de chercher le sens caché, d'interpréter. Tout l'inverse des personnes. Les personnes étaient compliquées. On ne pouvait pas toujours dire ce qu'elles pensaient et encore moins pourquoi.

  Aujourd'hui, néanmoins, toute la question était de sauver des vies. Pouvait-il se servir des mathématiques ? Pouvait-il faire en sorte que le petit nombre d'enfants l'emporte face au grand nombre d'adultes ? Tel était le tour de passe-passe qu'il allait devoir réussir.
  Quelle formule mathématiques pouvait-il utiliser ?
  Aucune de celles qu'il connaissait.
  Pour l'instant, c'était juste une interminable galère et une élémentaire opération de soustraction.
  Retirer de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant