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  Skinner avait mal dormi. Trop de voix intérieures étaient venues hanter ses rêves. D'abord, le message de détresse que Poisson-Face lançait à l'infini, sans même s'en rendre compte, y compris pendant son sommeil. Et derrière, s'insinuant dans l'ombre, les murmures de l'armée de crevards, qui couinaient et qui jacassaient entre eux comme un essaim d'insectes. Et, par-dessus ces bruits de fond, la voix de Saint Georges, qui, sans prononcer de mots intelligibles, propageait des impressions, des sentiments. Des sentiments mauvais. De sang et de violence. Régulièrement, une autre voix venait s'ajouter à ce tapage. Skinner pensait qu'il devait s'agir de Kenjirō, le garçon du musée qui était devenu fou.
  Skinner regrettait de ne pas être retourné au musée. Au moins, là-bas, il aurait pu dormir dans le calme relatif de la galerie des oiseaux. Mais Absinthe avait insisté pour qu'ils restent ici, à Hyde Park, auprès de Kenji, au cas où quelque chose se produirait pendant la nuit. Au cas où les crevards décideraient de passer à l'attaque. Au cas où la trêve nocturne conclue avec Ushijima n'aurait été que du bluff. Au cas où quelqu'un répondrait au message de Poisson-Face.

  La voix d'Absinthe ne faisait pas partie de celles qui envahissaient son esprit. Cependant, chaque fois que Skinner s'était réveillé - ce qui était arrivé souvent durant la nuit -, il l'avait trouvé là, assis par terre, le visage tourné vers la lune, presque phosphorescent dans le halo blanchâtre, les mains jointes, pianotant machinalement du bout des doigts. Poisson-Face avait beau lui avoir coupé ses ongles hideux, il ne s'était pas débarrassé de cette habitude.
  La majorité des soldats de Kenji dormaient par terre, serrés les uns contre les autres pour se protéger du froid. Certains avaient emporté des tentes. D'autres, enfin, avaient trouvé refuge dans les différents bâtiments qui servaient de points d'appui à la grande barricade.
  La puanteur des adultes saturait l'atmosphère, mélange de relents d'égout et de viande pourrie. Kenji avait ordonné qu'on allume des feux au centre du camp. Plusieurs enfants avaient été désignés pour  les alimenter en permanence dans l'espoir que la fumée et la chaleur chassent l'odeur. Un procédé hélas bien peu efficace. La masse de puants était trop importante.

  Kenji était retourné au musée pour la nuit. Skinner l'avait vu grimper à bord de la barque qui l'avait transporté sur la rive opposée du lac, tout comme il l'avait vu revenir quelques heures plus tard.
  Ça avait été une nuit agitée. Une nuit horrible.
  Il s'était levé avec le soleil, au point du jour. Tout autour de lui, les enfants sortaient péniblement de leur torpeur, s'étiraient en grelottant dans les frimas humides du petit matin. Tous terrifiés, sans aucun doute. Aussi terrifiés qu'il l'était lui-même. Pourtant il était là. Au milieu d'eux. Un parmi les autres. Qui avait dormi dehors, à la belle étoile. Qui avait partagé une expérience collective. Comme lors d'un festival de musique. Typiquement le genre de choses qui le faisait rêver quand il était petit, alors qu'il vivait cloîtré dans les laboratoires Promithios et qu'il dévorait avidement tous les magazines, les journaux ou les émissions de télé qui relataient ces événements.
  Il était vivant.

  Y avait pas une expression comme ça ? Qu'on ne se sentait jamais aussi vivant que face à la mort ? En outre, il avait découvert un peu du monde. Et il était là pour la bataille finale.
  Poisson-Face dormait encore, le visage agité de tics nerveux. Il la laissa tranquille, lui-même regrettait de ne pas avoir pu dormir plus longtemps.
  Il s'étira. Toutes ses jointures craquèrent. Il s'ébroua, s'approcha d'un feu et tenta de s'imprégner du peu de chaleur qui en émanait encore. La rosée s'était insinuée dans les plis de sa peau et ça le démangeait un peu partout.
  La pelouse était imbibée d'humidité, quand bien même le ciel semblait dégagé. Une belle journée s'annonçait, chaude et ensoleillée. Si ça avait été un film, le réalisateur aurait fait en sorte que la météo reflète les sentiments des enfants. Il aurait suggéré un sens de destin tragique, de jour funeste et de désastre annoncé. Un ciel d'orage totalement bouché, la pluie tombant dru et transformant la terre en bourbier sous les pieds des deux armées...

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant