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  Assis par terre dans la bibliothèque du musée Akaashi lisait ou, du moins, feignait de lire tout en tendant l'oreille à ce qui se disait à la grande table où le bibliothécaire en chef, Chris Marker, habillé un peu comme un moine, interrogeait Shōyō.

- Écoute, j'essaye de consigner tes faits et gestes, disait-il, une pointe d'exaspération dans la voix. C'est important qu'on collecte les souvenirs de chacun, afin de garder une trace pour l'histoire. Des faits réels, pas des affabulations. Or, j'ai du mal à croire un seul mot de ce que tu me dis. Je te rappelle que tu ne dois pas inventer.

- C'est la sainte vérité, dit l'étrange ami de Shōyō, alias Tobio. Celle de Dieu, du garçon et du frai de grenouille. Sortie tout droit du cul d'un cheval et sentant la rose. Ce garçon serait incapable de mentir quand bien même il serait payé pour. C'est un sérum de vérité ambulant.

  Akaashi sourit intérieurement. Il aimait bien Tobio, même si, il fallait l'admettre, il s'exprimait de façon bizarre. En fait, c'était sans doute pour cela qu'il l'aimait. Tobio avait une manière singulière de voir le monde, qui n'appartenait qu'à lui. D'ailleurs, peut-être était-ce à cela qu'il devait d'être encore en vie.
  Si Akaashi était là, c'est qu'il s'occupait de Lettis. Depuis qu'il lui avait sauvé la vie, elle s'accrochait à lui comme une moule à son rocher. Dès qu'il disparaissait de son champ de vision, c'était la crise, de sorte qu'elle le suivait comme son ombre. Or, elle adorait venir à la bibliothèque. Elle aidait déjà Chris Marker à consigner les histoires avant, mais, maintenant, alors même qu'elle écrivait sans relâche, obsessionnellement, dans son propre grand livre relié de cuir, elle ne laissait plus personne y jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil.

  Depuis l'attaque au cours de laquelle une bande d'adultes l'avaient coincée dans une église, elle était plongée dans un profond mutisme et une lueur d'épouvante brillait en permanence au fond de son regard. Elle semblait brisée. Akaashi n'était même pas certain qu'elle se relève un jour. Elle le fixait de ses grands yeux cernés de noir, assise à la grande table entre Shōyō et Tobio, lui-même flanqué d'une fille nommé Hana, que tout le monde appelait Yo-Yo. Un surnom qu'elle devait au violon protégé par son étui qu'elle promenait partout avec elle. Elle en avait joué un soir, dans le grand hall, juste avant que tout le monde aille se coucher. Et, de fait, elle était plutôt douée. Pas virtuose, assez bonne néanmoins pour imposer spontanément le silence et, même, s'attirer un tonnerre d'applaudissements à l'issue de sa prestation. Il faut dire qu'on n'entendait guère de musique ces temps-ci, à moins que quelqu'un joue d'un vrai instrument. En l'absence d'électricité, toute la musique enregistrée sur support digital avait disparu.

  Ce soir-là, Akaashi s'était mis à l'écart, dans l'ombre, et en entendant l'écho des notes de violon monter et résonner dans le hall aux dimensions de cathédrale, il avait pleuré en pensant à tout ce qu'ils avaient perdu, au funeste bond en arrière qu'ils avaient fait. Hier encore, l'humanité était assez raffinée et savante pour composer des musiques magnifiques, fabriquer de superbes instruments pour les interpréter, apprendre cet art aux enfants, créer des machines capables d'archiver ce qu'on jugeait digne de l'être...

- Bon, reprenons depuis le début, dit Chris Marker en se replongeant dans son gros registre. Tu étais en train de jouer avec d'autres petits sur le parking du supermarché Waitrose quand tu as été enlevé, c'est bien ça ?

- Exact. Des adultes ont réussi à passer le mur.

- Ensuite, ils t'ont emmené à l'Emirates, le stade de foot, d'où tu as réussi à t'échapper en déclenchant un incendie qui a réduit en cendres l'édifice tout entier ?

- J'ai pas fait exprès, dit Shōyō. C'est arrivé, c'est tout.

- Très bien. Donc, ensuite, alors que tu essayais de retrouver tes amis, tu es descendu dans les tunnels du métro. Station Camden Town. Où tu as été recueilli par un couple d'adultes apparemment épargnés par la maladie et qui, au bout du compte, se sont révélés être des cannibales.

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant