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  Yukie était toujours en position, au sommet de la Vigie, espérant qu'il se passe quelque chose. N'importe quoi. Mais les adultes ne bougeaient pas, pas plus qu'Ushijima, debout parmi eux. Il attendait. Seuls Yūji et Kazuma faisaient les imbéciles, marchant au pas devant le premier rang de l'armée des puants en raillant les enfants qui leur faisaient face. Yūji allant, dans un des élans de distinction dont il était coutumier, jusqu'à se tourner, baisser sa culotte et leur montrer son cul. À en juger par la bruyante jubilation de Kazuma, le spectacle le plus hilarant auquel on puisse assister.

  Yukie ne riait pas. Un souvenir lui revenait. Net et vif. Un souvenir qui, jusqu'ici, lui était totalement sorti de la tête. C'était quand, déjà ? Elle était encore en primaire, au CP ou au CE1. Elle traversait la rue avec sa mère. Dans le haut de Camden Road. Mais oui, bien sûr. Juste en face de Waitrose. À l'endroit précis où, des années plus tard, elle allait vivre durant des mois. Il y avait un grand carrefour à cet endroit. Holloway Road partait d'un côté, Camden Road de l'autre. Et puis, en face - comment elle s'appelait déjà ? - Tollington Road. Ouais. Quatre voies de circulation. Quatre voitures de front. Qui lui faisaient face. En attente. Sa mère avait tenté la traversée, alors même que le petit bonhomme vert clignotait et sonnait.

- Allez, Yukie, dépêche-toi...

  Bon sang, ça lui revenait aussi clairement que si ça avait eu lieu hier.
  Elles étaient presque arrivées sur le trottoir d'en face quand Yukie s'était aperçue qu'elle avait laissé tomber Nénelle.
  Nénelle. Yukie ne put s'empêcher de sourire. Elle avait oublié ça aussi. Une grosse coccinelle en plastique qu'elle adorait. Dieu sait d'où elle venait. Toujours est-il qu'elle ne s'en séparait jamais. Elle dormait avec elle. L'emmenait à l'école dans son cartable. Un pauvre truc en plastique défraîchi, à qui il manquait la moitié des pattes. Mais pour elle, c'était la huitième merveille du monde. Et dire qu'aujourd'hui elle avait oublié jusqu'à son existence. La fillette qui traversait la rue était quelqu'un d'autre. Mais comment pouvait-on passer de là à là ? Ça paraissait impossible.

  Elle se rappelait son contact, le plastique doux, lisse et brillant, son odeur, la manière dont elle passait le doigt sur les points noirs, pour les compter.
  Et elle l'avait fait tomber au beau milieu de l'avenue. Sans réfléchir, elle avait lâché la main de sa mère et avait couru pour la récupérer. Elle l'avait en point de mire. Elle l'avait ramassée. Sa mère hurlait en courant pour la rattraper. C'est alors que Yukie avait levé la tête vers la rangée de voitures. C'était comme si elles la regardaient en fronçant les sourcils, prêtes à charger, à quatre de front, en rugissant. Elles étaient là pour l'écraser, ça ne faisait aucun doute, et rien ne pourrait les arrêter. Un fil ténu, le feu tricolore, les retenait encore, mais elles trépignaient d'impatience.
  Et puis elles avaient bondi, fondant sur elle, de plus en plus vite.
  Sa mère l'avait attrapée par le bras et l'avait brutalement traînée sur le trottoir, où elle l'avait grondée. Yukie avait pleuré.
  Elle avait eu si peur. C'était la vue des voitures avant qu'elles ne s'élancent, le fait de se rendre compte qu'elles étaient sur le point de lui sauter dessus, qui était le plus effrayant.

  Eh bien, c'était exactement ce qu'elle éprouvait à cet instant en observant les adultes. Ils étaient prêts à bondir vers elle en rugissant. Et de là où elle était, ils étaient aussi menaçants et impénétrables que la rangée de voitures arrêtées au feu rouge.
  Ce souvenir en éveillait beaucoup d'autres. Qui passaient en papillonnant. Rien à quoi se raccrocher. Des souvenirs de Waitrose, les mois passés là-bas, à combattre les adultes, à apprendre la survie au jour le jour. Des souvenirs de Daichi...
  Daichi qui était mort.
  Daichi et tous les autres.
  Une autre vie. Une autre époque.
  La réalité d'aujourd'hui, c'était cette foule d'adultes qui attendait de passer à l'offensive. Se trouverait-il quelque chose en face ? Est-ce qu'une main géante allait la soulever et la mettre à l'abri ? Ou est-ce qu'il n'y avait rien ? Que tout s'arrêtait, ici et maintenant ?

ENEMY Tome 5 : La fin Où les histoires vivent. Découvrez maintenant