65. À vau-l'eau

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Rys.









Une fois de plus, tout partait de travers.

Fatiguée par cette énième tentative ratée, Amarys abandonna le spectacle peu reluisant de ses points pour jeter un coup d'œil à Nanna et Fatim. Si le travail de Fatim n'avait rien d'extraordinaire, celui de Nanna était incomparable. Rys n'arrivait pas à croire que des mains si rugueuses et calleuses puissent posséder une telle habileté.

Nanna provenait d'Estanie. Grande, la poitrine plate, de longues nattes couleur paille qui tombaient sur son dos, elle affichait des traits rudes et larges, parsemés de taches de son. Cependant, d'immenses yeux bleus lui conféraient un air charmant. Selon Fatim, nul ne connaissait le véritable prénom de la blonde, son sobriquet actuel découlant de Nänr, un mot imprononçable pour les Égéens et le seul qu'elle put formuler au cours des mois qui suivirent sa capture.

— Au sein de ma tribu, les femmes apprenaient à manier le javelot, mais aussi l'aiguille, révéla l'Estanienne en réponse à l'admiration de la Shulamite.

Amarys se remit à l'ouvrage. Les points étaient quelque peu irréguliers, certains serrés, d'autres relâchés. De surcroît, des fils disjoints apparaissaient ici et là. Pourtant, dans ce méli-mélo de lignes bleu et or, l'image de l'Aiglon en plein essor parvenait à se distinguer. Flou, certes, et plus proche du moineau que du majestueux rapace, mais distinct.

— Ne t'inquiète pas, je trouve que tu t'en sors très bien, intervint Nanna lorsqu'elle aperçut la frustration de Rys.

— Merci, quoique je doute que la princesse Julia apprécie. Les points ne sont pas droits.

Fatim, en un envol de boucles aile de corbeau, poussa un soupir en même temps que son aiguille.

— Les dieux eux-mêmes auraient beau broder ces langes, la maîtresse n'en serait pas satisfaite.

— Fatim ! protesta Nanna. Arrête de dire des bêtises ! Si quelqu'un t'entend...

La mine résignée, l'insulaire haussa les épaules, dévoilant les marques de fouet rouges qui zébraient encore sa peau.

Tout à coup, du bas des marches de la salle à manger où les trois esclaves s'étaient installés en vue de confectionner leur besogne, surgit leur maîtresse qui les dépassa en trombe. Nanna et Fatim se figèrent de peur, ne sachant pas si l'ânerie de Fatim avait été entendue, ou si elles allaient être punies d'avoir flemmardé durant la pause-déjeuner. Mais Julia ne remarqua personne ; elle se précipita vers la terrasse inférieure, la traîne de sa robe de chambre flottant derrière.

Troublée, Amarys délaissa aiguilles et langes, se rua en direction de Son Altesse, talonnée par les glapissements d'effroi de Nanna.

Elle la trouva assise à la table de granit, au pied du chêne. Les larmes coulaient à nouveau sur son visage. Depuis des semaines, dame Maximilian se noyait dans la détresse et l'apitoiement. Même les visites de Shiva Liviclès ne lui apportaient guère de réconfort. Là, en plein soleil de midi, Julia se plaignit d'avoir froid. Amarys se dépêcha d'aller récupérer son châle, la recouvrit, rien ne changea.

— Vous sentez-vous bien, ma princesse ? Cela tient-il du bébé ? s'enquit la servante non sans une pointe d'appréhension.

— Le bébé...

Le corps de Son Altesse se raidit. L'index désigna la petite harpe qui se trouvait à proximité. La lanière de cuir permettait à son esclave de la transporter n'importe où.

Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant