80. Les colonnes de feu

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Oldric.





Le tumulte et les cris se calmèrent. Dix mille voix se turent. Les regards se levèrent vers le ciel. Un vent chaud caressa les joues d'Oldric et, par-dessus les battements de sa poitrine, il perçut les crépitements.

Une vingtaine d'oiseaux orange volaient au firmament : des pots de la taille d'un heaume de légionnaire et remplis de poix enflammée, traçaient des paraboles dans l'air. La plupart d'entre eux furent engloutis par le sable, mais quelques-uns atteignirent la première ligne et, en s'écrasant sur les gradins, propagèrent le feu.

Deux licteurs se précipitèrent en direction d'un abri. L'exèdre impériale se figea sur place. Une aristocrate poussa un gémissement, quitta son siège en titubant et tomba à genoux.

Un pot atterrit à une dizaine de mètres de sa jambe, un amas d'argile, de soufre et de résine, qui tournoya comme une séductrice et lui offrit son flanc rebondi, dégoulinant de graisse.

À cette vue, le cœur d'Oldric s'arrêta de battre.

Dans un fracas infernal, le récipient explosa, les tessons vinrent mordre son mollet, croquant la chair tel un prédateur affamé. Un souffle brûlant lui cloqua la peau. Oldric s'écroula, vit des blocs de parpaings s'effondrer, et le bruit résonna comme un coup de tonnerre. Il essaya de relever la tête, ne vit que les flammes qui dévoraient les spectateurs, un feu strié de noir.

La vague de chaleur se ressentait à trente pieds de distance. Les râles de souffrance de la foule semblaient presque bestiaux. Une brique s'abattit sur la dépouille du gamin Bructère, le faisant tressauter en une bouillie rougeâtre.

Une étrange expression passa sur le visage pâle d'Oldric, mêlant à la fois la peur et l'affliction. Les nobles remontèrent les marches en une marée, agrippant leurs longues tuniques et trébuchant sur les franges dans leur hâte de s'enfuir. Certains couraient, se bousculaient. Davantage s'étouffaient sous les piétinements.

Le monde parut ralentir au moment où il se redressa. En se mettant à boiter, sa sandale se détacha. Les bocaux ne cessaient de pleuvoir.

Si je meurs ici, chevaucherai-je les étoiles auprès d'Ingvar, ou les dieux courroucés d'Égée enverront-ils les ombres s'emparer de mon âme ?

Sur sa droite, Oldric entendit un soldat hurler quelque chose. Sa blessure le fit chanceler. Il rampa sur le sable, repoussa l'instructeur trucidé une demi-heure auparavant, se traîna jusqu'à l'entrée du tunnel.

Pris de vertige, l'Estanien ferma les paupières. Quand il les rouvrit, il aperçut derrière lui, au milieu d'une brume de poussière, les Égéens refluer en masse sur les tribunes, espérant se répandre dans les rues, ou s'engouffrer au sein des galeries inférieures.

Les flots de poix se succédaient, et les hurlements retentissaient partout où l'incendie se propageait. Un pot éclata sur une jeune fille, mais sa robe épaisse parvint rapidement à étouffer le feu. Moins de chance pour un légionnaire qui bouillonna dans son armure étincelante. Son cri déchira les tympans.

Le regard d'Oldric captura un énième éclair jaune, ensuite un nuage de serpents orangés s'éleva en se tortillant et sifflant aux bas des vantaux donnant accès aux couloirs souterrains. Des hommes ornés de flammèches se jetaient au sol en poussant des glapissements inhumains. Et toujours, les remparts du Grand Théâtron crachaient la mort, furieux, des trébuchets invisibles déversant sans relâche des avalanches de feu.

Arrivé au tunnel, l'odeur de sang, d'urine, de fer et de fumée souhaita la bienvenue à ses narines. Un soldat égéen essaya de l'arrêter, Oldric lui fracassa le crâne à l'aide d'une pierre. Un cri de victoire s'échappa de ses lèvres, qui s'étrangla aussitôt en voyant une femme, poignardée au ventre et gisant au sol. Il enjamba le cadavre.

Il restait à traverser la coursive, à dépasser les cellules fermées au-dedans desquelles des monomaques emprisonnés hurlaient de terreur. L'un d'eux se débattait pour briser ses chaînes, le sang coulait des menottes qui le retenaient. Une cellule s'embrasa. Des langues ambrées léchèrent les barreaux de fer. Puis ce fut une autre, et une autre, et encore une autre. Bientôt la fournaise gronda de toutes parts.

Oldric atteignit le hall réservé aux combattants. Quatre licteurs attaquèrent la porte de sortie à la hache. Il les rejoignit, utilisant son épaule comme un bélier. La populace qui accourait à leur suite promettait de les engloutir.

Les murs réverbéraient les couinements des blessés. Le trépas sévissait de tous côtés. Et soudain, un Égéen apparut, secouant, beuglant aux figures.

— La trappe ! Là !

La trappe menait aux canalisations.

Les volutes de fumée ne laissaient entrevoir que le mur du fond, pareil à un rideau de feu vertical. Du sol au plafond, les silhouettes des chevaux, des lions et autres félins gardés en dessous de l'arène se précipitaient, se cabraient, hennissaient, rugissaient.

L'ouverture n'était qu'à deux pas de là, mais le feu galopait à une vitesse effrayante, dévorant plus rapidement qu'Oldric ne l'aurait cru. Sa jambe lui faisait atrocement mal.

Parvenir aux canalisations fut la chose la plus difficile qu'il ait jamais faite. La fumée s'échappait en ondulations noires, et la détresse des animaux s'harmonisait à celle des hommes. Enveloppé dans un cercle de flammes, un lionceau pleurait. Un relent de poils brûlés emplissait l'atmosphère.

La voûte menaçait de céder. Des objets en feu, des débris métalliques, des résidus de paille et de foin, tombaient de partout. D'une main, Oldric se couvrit la bouche et le nez. Ses poumons réclamaient de l'air, se plaignaient par les quintes de toux qu'ils expulsaient. À nouveau, le vacarme du métal contre le bois se distingua, puis un autre, et encore un autre, jusqu'à ce qu'un craquement retentisse, aussi puissant qu'un séisme. Le tunnel explosa en une pluie d'éclats.

Il se précipita au fond de la trappe, dégringola d'une hauteur d'environ cinq pieds et se retrouva immergé à mi-cuisses. L'eau avait un goût saumâtre, mais cela ne lui importait guère, car cette saveur correspondait à la saveur merveilleuse de la vie. Dans le boyau, l'ombre et la fraîcheur régnaient. Pendant ce temps, là-haut, tout n'était que supplice, étouffement, sang et agonie. Après avoir enlevé les derniers morceaux d'argile qui incrustaient sa chair, l'Estanien commença à patauger. Or, à peine avait-il fait un peu de progrès qu'un beuglement semblable à celui d'une bête monstrueuse l'assourdissait et qu'une nuée de poussière chaude et noire le talonnait, dont les ondes successives empestaient la charogne.

Oldric retint sa respiration et, plongeant sa tête dans l'eau, s'autorisa enfin à pleurer.

Avant de perdre connaissance.

Avant de perdre connaissance

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Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant