69. Cheveux sombres, peau de bronze

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Oldric.




Oldric se racla avec nervosité le cuir chevelu. Tellement habitué à ce bruit, il n'entendait presque plus les sandales à clous des gardes qui passaient sur les barres de fer au-dessus de sa tête. À moins qu'il ne fasse le rêve. Il percevait alors des pas lourds et voyait les ombres danser. Agité, il émergeait de l'obscurité de sa cellule, se demandant si l'aube allait bientôt poindre. Mieux valait se trouver dans la cour, occupé par les exercices rigoureux. Mieux valait éclater les poteaux de bois à l'aide d'une épée. Le rêve laissait une entaille si profonde que la folie menaçait de grignoter la raison, petit à petit.

Il ramassa l'idole de pierre logée au creux de l'alcôve. Ses doigts se promenèrent sur la douzaine de mamelles qui couvraient la poitrine et le ventre de l'effigie. Ingvar l'avait abandonné en Estanie, et il avait besoin d'un dieu à vénérer. Peut-être que celle-ci ferait l'affaire. Calanthe faisait appel à sa sensualité. En échange de quelques pièces d'aigles, ses oracles assistaient les fidèles dans leur « dévotion ». L'Estanien avait visité le temple de Calanthe et en était ressorti repu, quoique vaguement troublé. Aetherna et ses plaisirs...

La lumière des torches clignota, la voix des licteurs se rapprocha. Il replaça la statue, s'assit sur son banc. S'appuyant sur le granit froid, il ferma les paupières et revit à nouveau sa mère, prophétisant devant le bûcher : « Une femme aux cheveux sombres et à la peau de bronze... ».  Il n'avait pas revu Modr depuis si longtemps. Sa dernière vision semblait remonter à des millénaires, enchevêtrés aux chimères de Tharacus, aux entrailles de Fadr, et parfois même à ces gamines aperçues près d'un verger sur la route de Philippos. Pourtant, aujourd'hui, le songe persistait tel un écho surgi des ténèbres.

La cité pullulait de femmes aux cheveux sombres et à la peau de bronze. Les Xhers, avec leur beauté frappante et leur taille de tour, possédaient cette complexion d'airain : la couleur de leur peau variait du brou de noix au teck profond, de l'ébène au jais poli. Les Shulamites aussi se targuaient d'avoir un teint de « bronze », certains évoquant la douceur du miel à l'exemple de Gad, d'autres affichant un éclat tantôt doré, tantôt cuivré. Une partie-ci côtoyait les tons chauds du noyer, des châtaignes mûres, une portion-là ressemblait à du sable scintillant sous le soleil brûlant. Quant aux habitants des îles du Printemps, leur héritage mêlait tant d'origine que leur carnation se baladait de l'onyx à la porcelaine.

Tous, peau de bronze et cheveux sombres, hommes et femmes. Beaucoup d'entre eux participaient aux festins précédant les jeux, proposaient de s'offrir à lui. En guise d'insulte, il les ignorait. Mettre à l'épreuve la patience de Kratheus ne le bouleversait nullement. Oldric ne craignait plus la suspension ou le supplice des lions : la plèbe ne le permettrait jamais. Avec quatre-vingt-neuf morts à son actif, des milliers de personnes saturaient le Grand Théâtron afin de le voir combattre. L'empereur n'était pas dupe. Il ne gaspillerait pas une marchandise de cette valeur en vue de préserver son orgueil.

Cependant, la célébrité ne procurait aucun plaisir. En fait, le champion se sentait berné, car les promesses de liberté de Bammon semblaient davantage l'asservir. L'instructeur évitait d'aborder le sujet du mystérieux prince qui les délivrerait. Sois patient, disait-il. Lutte jusqu'à ce que le moment fatidique arrive, assurait-il. Des reîtres supplémentaires lui furent assignés, non pas aux fins de l'empêcher de s'échapper, ce qu'ils savaient désormais improbable, plutôt par souci de le protéger d'une population hystérique.

Les murs de la cité arboraient son nom. Des fleurs ainsi que de l'argent lui étaient jetées durant les tournois. Les cadeaux de ses admirateurs affluaient au quotidien aux portes de la Grande École. Ses apparitions publiques ne pouvaient s'exempter d'une dizaine de licteurs entraînés qui l'escortaient. Les visites à l'auberge de Pugnax furent désormais interdites, à cause des émeutes qu'elles provoquaient ; une fois, une égéenne s'évanouit en pleine rue du fait de sa simple présence. Les tribunes scandaient son pseudonyme, tel un hymne, encore et encore, au point de s'harmoniser aux pulsations d'une bête sauvage.

Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant