28. Lune de fiel

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Rys.


—Dites-lui que j'ai mal à la tête.

Sans même lever les yeux vers Dame Dione, qui se tenait sur le pas de la porte, Julia reprit son jeu. Les dés frappèrent le plateau en granit avant que la princesse ne fasse avancer un osselet vers la case suivante. Lorsqu’elle n’entendit ni la voix de sa servante ni la porte se fermer, elle releva la tête.

—Dis-lui, Amarys.

Rys n'eut d'autre choix que de répéter le message de sa maîtresse.

—C’est entendu, énonça calmement Dione, avant de se retourner et de disparaître.

La Shulamite réprima avec difficulté un soupir. Julia était-elle assez égoïste et stupide pour refuser à son mari la moindre amabilité ?

—Je ne tiens pas à passer une autre soirée ennuyeuse à la bibliothèque à discuter de philosophies ennuyeuses. Pourquoi devrais-je me soucier de ce que pense un vieil étranger barbu ?

La petite princesse reprit les dés et les serra dans ses poings.

— Vous ne comprenez pas. Personne ne comprend !

—Le Gouverneur est votre époux. Et dame Dione, votre bru.

—Cela signifie-t-il que je dois répondre à toutes ses convocations comme une esclave ?

Au début, Julia jouait le rôle de la future mariée enjouée, plus pour impressionner sa cousine que pour faire plaisir à son mari. Lorsqu’elle quitta Aetherna, elle fit montre d’une politesse froide. Installée chez les Philippos, la petite princesse devint irascible.

Le seigneur supportait néanmoins l'humeur de son épouse. Mais Rys craignait que son indocilité finisse par susciter sa colère. Les Égéens battaient-ils leurs femmes ?

À vrai dire, le comportement de Julia l’agaçait tout autant. Nikanor faisait son possible pour satisfaire sa bien-aimée, la présentant à ses amis, l'emmenant faire des promenades en litière à travers les splendides prairies de la péninsule. Dione lui avait offert une jument baie et deux esclaves Xher. La princesse reçut les présents comme si tout lui était dû.

—Il ne vous veut que du bien.

— Du bien, ricana Julia. Me veut-il du bien en me convoquant sans arrêt ? Me veut-il du bien lorsqu’il revendique ses droits alors que la simple pensée de lui me répugne ? Je ne veux pas passer la soirée avec lui.

Julia se leva et alla à la fenêtre, contemplant la cour.

—Son corps est aussi froid qu’un mort. Il me rend malade.

Amarys sentit la chaleur grimper sur ses joues. Des propos aussi crus la gênaient. Que savait-elle de l'intimité de la vie conjugale ?

Peut-être que c'est insupportable et que je ne devrais pas la juger aussi vite.

— Vos sentiments changeront lorsque vous aurez des enfants, hasarda-t-elle en guise de consolation.

—Alors que je n’ai pas encore vécu ? Les dieux doivent m’approuver. Je ne suis toujours pas enceinte et ce n'est pas faute d’avoir essayé. Malgré les efforts de mon époux, sa semence a probablement tourné comme du lait caillé !

— Princesse !

Son amertume se transforma en amusement lorsque Julia vit le visage empourpré de son esclave. Elle se laissa tomber sur son divan, contemplant la fresque sur le plafond. Un chasseur luttait avec une biche au milieu des prés.

—Te souviens-tu du Monomaque que nous avons vu ? Sa peau hâlée, ses cheveux dorés...

Elle posa ses mains sur son ventre.

—Le contempler m’a donné des frissons. Et quand il m’a regardée…

Rys se souvenait du guerrier. Julia avait insisté pour aller se promener dans le verger le lendemain, ainsi que le surlendemain. Heureusement, ni lui, ni son instructeur, ne réapparurent.

La princesse se frotta les tempes.

—J'ai vraiment mal à la tête. Explique au Gouverneur que j'aimerais prendre un long bain avant de me coucher. Et appelle Catia.

Amarys convoqua la Xher, puis s’engouffra dans le dédale de galeries qui menaient à la bibliothèque. Le palais était calme et paisible.

Elle trouva le Seigneur Nikanor assis à sa table, un rouleau de parchemin étalé devant lui. La lumière des candélabres dansait sur ses cheveux châtains striés de gris.

—Dione m’a déjà annoncé que Julia souffrait de céphalées, dit-il sans lever les yeux.

Son ton était plus neutre que colérique.

—Dois-je mander notre allopathe ?

—Non, monseigneur. Son Altesse vous envoie ses tendres salutations et regrette de ne pas se sentir bien. Elle prendra un bain et se retirera pour la nuit.

Nikanor se pencha en arrière dans un soupir.

—Lorsque j’ai vu Julia la première fois, j’ai été frappé par sa ressemblance avec Helena, ma défunte épouse. Je pensais, ou plutôt rêvais, qu'il s'agissait même d'une réincarnation. Mais ta maîtresse ne s'intéresse à rien, sauf peut-être aux théâtrons qui peuplent la province.

S’armant d'une loupe, il lissa le papier afin d'en décoder les écrits. Rys loucha par-dessus les bras du Gouverneur et parcourut un texte décrivant Zagreus, le dieu égéen de l'au-delà.

— T'a-t-elle raconté qu'elle m'a demandé de visiter une caserne ? Elle souhaitait découvrir comment s'entraînent les Monomaques.

— Non, monseigneur, mentit l'esclave à contre-cœur.

D'un geste de la main, Nikanor ordonna à Rys de prendre congé. Il se replongea dans son étude pour ne plus en ressortir. Pourvu que la lecture occupe son esprit jusqu'à ce que son dieu prenne son âme, pria la serve en arpentant les galeries.

Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant