56. Vingt et un

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Oldric.








Oldric décolla son front de la table de massage et jeta un regard perplexe à Bammon.

— L'aubergiste veut me payer vingt aigles d'argent pour passer une nuit dans son auberge ? Qu'attend-il de moi pendant mon séjour là-bas ?

— Rien de plus que de t'asseoir dans sa salle à manger et de dormir dans l'un de ses lits, répondit Bammon. Tu recevras de nombreuses offres similaires. Tu fais désormais partie des privilégiés - ceux dont les meurtres continuent d'augmenter. Vingt et un à ton actif. La renommée apporte la richesse.

— La renommée, apporte-t-elle la liberté ?

D'un geste brusque, Oldric repoussa l'allopathe alors qu'il se redressait.Malgré la détente et l'assouplissement des muscles sous l'effet de l'habileté du praticien, la tension ne disparaissait pas. L'homme en robe grise jeta un coup d'œil à l'instructeur qui lui fit signe vers la porte, le congédiant.

— Le prix de ta liberté augmente à mesure que ta réputation grandit, déclara Bammon. Le mieux que tu puisses espérer est une bonne retraite en tant qu'instructeur.

— En d'autres termes, une vie de boucher.

Bammon ne s'en offusqua pas.

— Quelle est la différence entre ce que je fais et ce que tu faisais dans ton pays ? J'entraîne les hommes à se battre et à mourir avec honneur. Suis mon conseil et profite tant que tu le peux. Accepte tout ce qui t'est proposé. Le jour où tu as tué Céros, tu es devenu le roi des arènes égéennes. Une position à envier, à condition de pouvoir la conserver.

L'Estanien laissa échapper un rire sarcastique.

— Je comprends ton amertume, Oldric. Cela m'a presque consumé jusqu'à ce que je trouve l'équilibre. Tu continueras à t'entraîner, mais tu ne combattras que quatre à six fois par an. Ce n'est pas si mal. Entre les jeux, tu auras amplement de temps pour d'autres activités.

— Comme gagner de l'argent ? Dans quel but ?

— L'argent peut acheter de nombreuses choses. Céros ne vivait pas dans une caserne. Il possédait sa propre maison ainsi que des domestiques.

La surprise fit hausser les sourcils d'Oldric.

— Un esclave ?

— Un esclave propriétaire d'esclaves. Céros te surpassait en tout point de vue, c'est sa propre arrogance qui a causé sa chute. Il t'a sous-estimé, et pour la première fois depuis que je te connais, tu as su dompter ta fougue.

Oldric demeura pensif. L'idée d'avoir un endroit autre qu'une cellule froide en pierre l'alléchait. Il se leva et se pencha au-dessus d'une cuve d'eau, s'éclaboussa le visage. Peut-être que Bammon avait raison. Il devait saisir toutes les opportunités possibles.

L'Estanien, encore marqué par la récente confrontation avec Céros, se remémorait sans cesse le regard glacial du champion lorsqu'il avait enfoncé son épée dans son flanc. Mais l'Ours n'avait pas infligé de blessure mortelle. Les Egéens, eux, avaient achevé leur favori.

Les cris de la plèbe résonnaient encore dans les oreilles de L'Estanien. Les hurlements de "La jugulaire ! La jugulaire !" semblaient ne jamais s'éteindre.

Le champion déchu s'était effondré devant Oldric, le regardant avec un mélange de déception et de résignation.

— Écoute-les, avait-il murmuré d'une voix faible. Ils réclament mon sang, alors qu'ils m'adoraient, il y a si peu de temps.

Les cris s'étaient intensifiés au point de faire trembler le sol.

— Ils s'en prendront aussi à toi.

Céros avait relevé la tête, et à travers la visière qu'il portait s'apercevaient ses yeux pâles, empreints d'une lueur étrange.

— Finissons-en, ordonna-t-il.

Le poignard trancha avec rapidité la gorge du vaincu. La foule devint folle lorsqu'un flot pourpre inonda la poitrine d'Oldric. Le champion retomba, s'appuyant faiblement sur ses coudes, agonisant avec une amertume abasourdie dans les yeux alors que la foule scandait avec extase :

— L'ours ! L'ours !

Oldric ferma les yeux et aspergea encore d'eau son visage et sa poitrine. Quoi qu'il fasse, il ne pouvait pas laver le sang de ses victimes. Vingt et une...

Il attrapa une serviette dans la pile et se sécha.

— Je vais dormir à l'auberge de cet homme, mais cela coûtera trente aigles d'argent, sinon rien.

— Trente, soit, concéda l'instructeur. J'en garderai vingt. Cinq pour moi, et quinze seront envoyés à l'empereur en guise d'offrande de bonne volonté.

L'Estanien faillit déchirer la serviette dans ses paumes.

— Offrande de bonne volonté ? Dis à l'empereur de dormir à l'auberge, et que son lit soit infesté de puces !

— Sois sage. Sa Majesté te possède, que cela te plaise ou non. Tu ne peux pas changer ce que le destin a décidé. C'est son dû légitime. Il est le chef de l'empire qui a conquis l'Estanie, dois-je te le rappeler ? Tu ne tiens pas devant lui comme un vainqueur.

Oldric leva la tête.

— Je ne suis pas vaincu.

— Diriges-tu toujours ton clan ? Vis-tu toujours au fond de ta forêt noire ?

Le monomaque resta silencieux.

— Exactement, en déduit Bammon. Pousse trop fort, et tu seras jeté aux lions.

La bouche d'Oldric se serra. Mourir en proie à des bêtes s'avérait aussi déshonorant que se noyer dans la vase, peut-être même plus.

— Donne à Kratheus ses quinze aigles, maugréa le serf. Et que chacun d'eux fasse tomber sur lui une malédiction...




 Et que chacun d'eux fasse tomber sur lui une malédiction

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Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant