61. Résurgences

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Rys.






Amarys s'adapta sans effort à ses nouvelles responsabilités et trouva une immense joie à servir Bérène. Son Altesse consacrait la majeure partie de son temps à s'occuper des parterres de bourgeons à l'intérieur des jardins, ou à se perdre dans le claquement rythmique des métiers à tisser. Une journée était consacrée à la création de motifs alambiqués, doigts agiles déplaçant les fils pour réaliser des tapisseries dignes d'orner le trône de l'empereur. La servante demeurait béate d'admiration pendant qu'elle s'exerçait aux côtés de la princesse. Le jour suivant, elles supervisaient la construction des treillis de fleurs. La sensation de la terre sous les mains et le doux parfum des boutons des santolines revigoraient le cœur. Bérène avait placé des mangeoires près des cyprès, où les oiseaux voletaient gracieusement entre les arbres, picorant parfois les graines mises à leur disposition.

Ce matin-là, Ikarus les rejoignit comme il le faisait à chaque fois que son emploi du temps le permettait. Vautré sur un banc de marbre, il arborait un sourire fatigué en conversant avec sa femme. Il y avait une légère amélioration dans son état, cependant sa force ne revenait pas. Bérène soupçonnait que ce progrès apparent n'était dû au fait que maintenant, Julia filait le parfait amour en compagnie d'Ostorios, ce qui réduisait considérablement l'anxiété du vieux prince. Du coup, l'efficacité des allopathes impériaux commençait à être remise en question, et leurs prescriptions reléguées au second plan.

La maîtresse de maison sollicita la petite serve.

— Va chercher ton instrument, mon enfant. Tes rhapsodies ont l'effet d'un baume.

Amarys s'en alla quérir la harpe que Bérène lui avait appris à jouer, revint dans le jardin, se mit à pincer les cordes. Ses doigts dansaient avec grâce, manquait seulement l'insigne précision qui distingue l'expert du débutant. Néanmoins, les notes parvenaient à s'agencer harmonieusement, transportant ceux qui écoutaient dans un monde de tranquillité.

Assise en tailleur à même les dalles de pierre, les paupières closes, elle se mit à chanter un psaume que son père lui avait autrefois appris à Shulam :

Ô Dieu éternel, que ta grâce m'apparaisse,
Car je suis faible, sans force et sans liesse.
Guéris-moi, ô Seigneur, mes os sont brisés,
Mes membres tremblants, je suis épuisé.

Reviens à moi, ô Dieu, délivre mon âme tourmentée.
Sauve-moi, je t'en prie, par ta bonté.
Car dans la mort, ta réminiscence s'efface,
Qui te louera, ô Dieu, dans ce sombre espace ?

Vous, injustes, éloignez-vous de ma vie,
Car l'Éternel entend mes pleurs, mes supplications infinies.
Il écoute mes prières, mes lamentations,
L'Éternel, mon Dieu, accueille mes supplications.

Là, les yeux fermés, elle pouvait presque sentir le parfum familier du sable, entendre les voix des bergers s'appelant les uns les autres, sentir les rayons chauds du soleil sur sa peau. En cet instant, l'horreur de tout ce qui s'était passé à Tel-Sayaddin s'évaporait. Elle revoyait Papa, Maman, Dan et Leah.

Leah, si espiègle.

Souvent, en plein milieu de la nuit, Rys songeait à la manière dont Dieu avait accordé la paix à sa famille en les arrachant à ce monde cruel. Les souvenirs des jours insouciants, passés à courir à travers les champs de blé en compagnie de sa petite sœur, dévaler les collines à l'aide des planches à roulettes que leur frère aîné avait confectionnées pour elles, bondir comme des lapins au milieu de l'herbe haute, s'accompagnaient d'une joie douce-amère. Alors, immanquablement, la douloureuse question surgissait : pourquoi Dieu l'avait préservée, elle ?

Rys se concentra sur la mélodie afin d'y emprisonner le tourment qui réapparaissait. Hélas, à peine y parvint-elle avec succès qu'un autre individu accapara ses pensées.

Kallian Valerian.

Au début, les prunelles d'un bleu profond la terrifiaient. Pourquoi la fixait-il ainsi ? Quelle était cette étrange sensation ressentie à chaque fois qu'il s'approchait d'elle ? Cela lui rendait la respiration difficile, ses paumes devenaient moites, sa langue semblait lourde. Juste un regard suffisait à la faire frémir. Et ce soir-là, lorsqu'elle avait traversé la ville à la recherche de son aide, l'attitude du cadet Valerian l'avait tellement rassurée que le rire lui avait échappé. Quel toupet !

Sa simple présence provoquait toujours un tumulte au creux de l'estomac de Rys. Elle désirait secrètement son attention, mais dès qu'il jetait un coup d'œil dans sa direction, le malaise naissait, suivi d'intenses bouffées de chaleur. Elle se surprenait à attendre ses visites quotidiennes au palais de son frère aîné, désirer qu'il s'en aille au plus vite, puis se languissait d'apercevoir à nouveau son visage, juste pour s'assurer de son bien-être.

Papa l'avait naguère mise en garde contre l'infatuation pour la beauté physique, soulignant l'importance de fouiller au-delà des apparences pour découvrir la véritable essence d'une personne. « Une facette attrayante peut cacher une grande obscurité intérieure » répétait-il. Malheureusement, en dépit de tous ses efforts, l'attrait enchanteur de Kallian n'avait de cesse de la captiver. Amarys avait déjà observé Kastor de loin, avec son charisme frappant et son apparence guerrière. Cependant, là où le troisième-né affichait une vénusté dure, austère, sévère, sérieuse et impitoyable, son frère cadet dégageait quelque chose de plus voluptueux, sensuel et passionné. Même prononcer son prénom suscitait des battements de cœur incontrôlables. Les noms de ses amantes aussi - Bithia, Dame Éos, Dame Shiva, y compris les noms imaginaires de toutes celles qu'elle ne connaissait pas -retournaient l'esprit de la petite serve, douloureux rappel de la distance entre eux.

Alors Rys se contentait de prier, afin que le jeune prince épouse une femme dont la noblesse égale celle de Son Altesse Bérène. Elle craignait qu'il ne soit égaré par des séductrices et des intrigantes, qui attiraient invariablement les hommes vers leur perte. Les Égéens semblaient peut-être bien informés des affaires du monde et encourageaient la promiscuité, toutefois ils ignoraient les conséquences qu'ils attiraient sur eux.

Se laisser emporter par les ténèbres pourrait satisfaire leurs désirs immédiats, mais à quel prix ?

Amarys décida de se focaliser sur les raisons d'exprimer sa gratitude. Elle se réjouissait de seconder l'épouse du vieux prince, qui lui rappelait quelque peu sa propre génitrice. À l'instar de Ribqah, Bérène s'occupait des besoins de la maison avec une efficacité simple. Tout comme la sienne passait des temps de dévotion au Messie dès l'aube, la mère de Julia se rendait dans le sanctuaire familial pour vénérer les dieux du foyer. Elle plaçait des hosties fraîches sur les autels, remplissait d'encens les brûleurs afin d'envoyer un arôme agréable à ses nombreuses idoles de pierre. Pourtant, lorsque sa servante l'observait, il lui était difficile de douter de la sincérité de ces prières.





 Pourtant, lorsque sa servante l'observait, il lui était difficile de douter de la sincérité de ces prières

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Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant