75. Plan d'affaires (1/2)

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Kallian.


Même si l'invitation de l'Héritier Damianos l'avait laissé en proie à d'innombrables questions, se retrouver loin du vieux grincheux soulageait Kallian. La curiosité et l'inconfort le tiraillaient à parts égales. Il affectionnait son neveu, mais ne pouvait pas oublier qui était sa mère. Cette convocation, n'était-elle qu'un autre de ses tours de manipulatrices ?

Le quatrième-né avait passé l'entière journée chez Ikarus. L'ancien se levait tôt le matin et passait une heure dans la cour centrale, répondant aux demandes d'audience et distribuant des pensions à son personnel. À la suite d'un maigre déjeuner, il se rendait à ses entrepôts. En fin d'après-midi, ses allopathes s'occupaient de son pied, lui préparaient un bain revigorant, puis les aristocrates, les politiciens et les riches marchands venaient lui rendre visite. Enfin, il dînait en compagnie de son épouse avant de se retirer au sein de sa galerie privée. 

Le lendemain ne serait pas différent de la veille, et le cycle continuerait indéfiniment.

Autrefois, Kallian aurait jugé la routine d'Ikarus ennuyeuse. À une époque, il convoitait la montée d'adrénaline ressentie lors des courses de chars, le frisson d'un captivant combat de monomaque, ou la chaleur d'une belle femme. Il y a des millénaires, il se délectait de l'ivresse du bon vin, de l'indulgence de ses passions, de l'exploration de rares délices, de l'enchantement des danseurs, des mélodies, des chanteurs, de l'attrait des performances théâtrales...

Maintenant, toutes ces choses semblaient fades. Il se surprenait à aspirer à la relative tranquillité que son frère aîné vivait, et tomber si bas au point d'envier la vieille souche l'irritait.

Vivre nécessitait de la nourriture, et la nourriture avait un coût élevé. Il fallait gagner son pain quotidien. L'idée de tout abandonner et de s'évader à la campagne le traversa un instant, vite évaporée. 

Malgré les grands discours et la prétention de l'ancien, l'honneur ne gouvernait pas le monde, ni ne remplissait le ventre. L'or et la monnaie détenaient le véritable pouvoir. L'argent pouvait acheter des alliances et des accords commerciaux ; l'argent pouvait financer les armées qui étendaient les frontières de l'Empire. L'argent pouvait même acheter la liberté.

L'argent pouvait l'acheter, elle.

Non. Pas ce soir. Pas une seule pensée consacrée à Amarys.

Flanqué d'une paire de légionnaires que Damianos avait envoyés en guise d'escorte, Son Altesse descendit résolument la rue du Calice. La cité regorgeait de voleurs à l'affût d'une victime à dépouiller. Le prince resta vigilant, ses réflexes aussi aiguisés que son poignard. Il désirait presque une attaque, une chance de se libérer des frustrations provoquées par Rys.

Le bruit des charrettes et des wagons s'accentua à mesure qu'ils approchaient des venelles principales. Les carrioles créaient une cacophonie digne d'une féroce bataille. Quitter la maison plus tôt, avant que l'interdiction d'entrée des véhicules ne soit levée, lui aurait épargné cette torture auditive.

Le trio se collait aux murs afin d'éviter les éclaboussures des déchets jetés depuis les étages des bâtiments. Alors qu'ils traversaient une avenue pavée, une calèche se renversa, dispersant des tonneaux de vin. Des badauds se mirent à crier, des chevaux hennirent, et une bagarre finit par éclater.

Bientôt, le palais impérial se révéla, perché telle une montagne. La statue chryséléphantine de Sa Majesté, précédée d'une allée de sculptures, engloutissait de son ombre la ville en contrebas. Un monstre symbole d'autorité.

Au-delà du labyrinthe de couloirs et de halls fastueux tapissé de jaspe, un serf gardait de massifs vantaux en chêne encadrés de bronze. Le serviteur mesurait environ six pieds. Probablement l'une des récentes acquisitions du fils de Kratheus.

Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant