31. La voix de la déraison

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Kallian.


Kallian n'eut de cesse de dévisager Nikanor durant tout l'après-midi et jusqu'à tard dans la soirée. À l'heure du dîner, on servit du porc aux champignons noirs, assaisonné d’ail, de jus de citron et de miel. Mangeant avec un appétit de moineau, le prince but plus de vin que d'habitude, et la tension grandit en lui au lieu de se dissiper avec la boisson.

Amarys se tenait aux côtés de Julia.

Après un bref coup d'œil à la Shulamite, Kallian ne la regarda plus. En revanche, il nota que Nikanor le fit à plusieurs reprises. Le seigneur sourit à son esclave, un sourire affectueux qui fit blanchir les phalanges de son invité, serrées autour de sa coupe. Julia ne paraissait nullement troublée.

Un musicien jouait de la lyre, grattant des accords qui n'apaisèrent point l'esprit. Après une dernière gorgée, le Gouverneur leva son calice et le retourna. Le vin éclaboussa le sol en marbre, signe de libation aux dieux, mettant ainsi fin au repas.

— Kallian et moi avons tant de choses à raconter, mon seigneur, dit la princesse en passant son bras sous celui de son oncle.

Nikanor se fendit d'une chaleureuse risette.

— Bien sûr, ma chérie.

Quand il se pencha pour embrasser sa femme sur la joue, Kallian sentit des doigts se crisper sur son bras.

— Je vous verrai demain matin, mon Prince. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me le faire savoir.

Sur ce, il rassembla les plis orangés de sa tunique et les quitta.

— Dois-je vous apporter un châle, Maîtresse ? Il fait froid ce soir.

Sa voix à l'accent épais traversa le cœur de Kallian, et il sentit une poussée de colère irraisonnée contre Amarys. Elle se retira un instant, puis revint avec une écharpe de laine, qu'elle posa tendrement sur les épaules de Julia. Il contempla les boucles sombres qui retombaient à présent sur ses épaules, mais les yeux de la Shulamite ne se levèrent pas une seule fois vers les siens. Amarys s'inclina, recula d'un pas, avant de suivre le Gouverneur.

Malgré la chaleur des bains, Kallian frissonnait. Julia lui avait envoyé Catia, qui tenait la serviette alors qu'il quittait l'eau et proposa de masser son corps avec des huiles parfumées. Il la renvoya.

Étendu sur le lit, le prince tenta de s’enivrer de l'odeur de lavande et d'encens qui emplissait les spacieux appartements apprêtés à son égard. Il regardait avec perplexité la fresque de bambins jouant dans un champ de fleurs. Peut-être cette pièce était-elle destinée à devenir, plus tard, une chambre d'enfant.

Une sombre pensée surgit. Quelles chances avait Julia d'enfanter, si elle permettait à sa servante de l'usurper ?

Minuit approchait. Julia était déjà endormie, et n'aurait plus besoin de sa serve. Allait-elle encore secrètement dans le jardin la nuit pour prier son dieu ? Pensant la trouver là-bas, Kallian se leva et sortit. Seuls les bruissements des vieux chênes l'accueillirent à l'extérieur.

Il reprit le chemin de ses appartements avant de convoquer un esclave.

— Amène-moi Amarys, la Shulamite.

Un bref éclair de curiosité traversa le front du serviteur avant qu'il ne réponde.

— Je vous prie de m'excuser, Votre Altesse, mais elle est avec le maître.

— Le maître ?

Je suis prince de sang de cet empire. Qui est ton maître, en comparaison ?

— Oui, Votre Altesse. Le Seigneur Nikanor la mande après le repas du soir. Puis-je vous apporter autre chose ? Du vin ?

Il s'éclaircit nerveusement la gorge et baissa la voix.

—Voulez-vous que Catia soit convoquée ?

—Non.

Le sang déferlait en raz-de-marée à travers ses veines.

—Où sont les appartements du maître ?

— Il ne s’y trouve pas, Votre Altesse. Il est dans la bibliothèque.

Kallian le congédia d'un mouvement brusque de la tête. Il sortit de sa chambre et s'engagea dans le couloir. Les flammes des torches suivaient le mouvement tempétueux de ses foulées.

Lorsqu'il atteignit la bibliothèque, il se sentit presque essoufflé.

La porte était ouverte.

Une Voix dans le ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant