xliv. Le loup et l'agnelle

14 3 3
                                    


Jour 4

Camp's Bay Nature Park
Heure locale : 16h45

Neres

Deux jours se sont écoulés depuis cette scène dans la voiture. Visualiser sa petite bouche prononcer ce mot me fait beaucoup plus fantasmer que des magazines porno. Serais-je envoûté? En réalité, je commence par y croire farouchement. Depuis cette soirée, je n'ai pas cessé de la regarder dormir comme un psychopathe. Le besoin d'être davantage plus intrusif dans sa vie me hante, me harcèle et me suffoque. J'ai une immense envie de la contrôler. De tout savoir. D'être au courant de ses infirmes faits et gestes. De la quantité de dioxygène qu'elle engloutit par tierce. Du temps exact qu'elle met à brosser ses cheveux — même si je sais qu'il varie en cinq minutes vingt-trois secondes et neuf minutes cinquante-huit secondes. De toutes ses pensées, bonnes ou mauvaises. Je sens également ce besoin de vivre à travers elle. De connaître ses peurs pour les approfondir. Je veux lui faire ressentir tout le supplice qu'elle m'inflige. Tous les rêves éveillés dans lesquels son absence dans mon champ de vision me précipite. J'ai le cruel besoin de la posséder. Encore plus qu'elle n'est déjà à moi. Et uniquement à moi.

L'impression d'être enchaîné, de ne pas pouvoir franchir une ligne rouge m'enrage et m'écœure. Chaque minute. La moindre petite seconde qui s'écoule ne m'épargne cette réflexion. La même où son cou respire entre mes doigts, où sa tête est pressée contre un mur et son corps tanguant au dessus de ma bite. Cet immense désir de l'avoir toute entière doit sûrement provenir de son innocence. Celle que je n'ai pas. Un dicton affirme que le diable ne peut nous séduire qu'avec des choses que nous convoitons, très souvent, celles que nous ne possédons pas. Et je crois que je me suis auto-tenté.

- Tillie passera demain faire l'inventaire de tout ce qui reste à mettre au point pour la première cérémonie, affiche une mine gaie Fevertti.
- Demain, c'est Diwali. T'as oublié ?
- Je sais mais elle passera très tôt le matin.
- Tillie, c'est pas ton organisatrice super canon ? demande Soraya.
- Absolument!
- Elle est celib ?
- Oh me dis pas...

La gueule de Jeudi reste large ouverte. Tout cela pour exprimer son ébahissement.
- Pātti le sait ? reprend-t-elle en ingurgitant le vin dans sa coupe.
- Pātti n'a pas besoin d'être mise au courant de tous nos plans cul. Ou si? De toute façon, je suis bivalente.
- Tu m'épates, franchement, sourit Chanda.
- J'arrive tout simplement pas à vous comprendre dans cette famille, débute Walsh. Vous êtes toutes des bi, c'est dingue.
- P't'être que c'est génétique, hausse les épaules Jeudi.
- T'es homophobe? questionne Soraya.
- Évidemment que non!
- Alors, tu la fermes, beau gosse.

Pendant qu'ils se fatiguent à caqueter comme des poules, j'ai le temps de me griller une petite cigarette. Retour au régime nicotine.
La cousine des Fevertti ravive la conversation.

- C'est fou. Sur les paquets de clopes, il y a écrit fumer peut gravement nuire à la santé. Pourtant, les industries continuent toujours d'en fabriquer.
- L'homme est un loup pour l'homme, jeune disciple.
- Su ça tenait qu'à moi, je serais sociopathe, jure Fevertti.
- T'as toujours eu le choix, bébé, lance Alan.
- Dans notre famille, le choix est un mot prohibé, se scandalise Soraya.
- Carrément. Si ça tenait qu'à Pātti, elle nous aurait déjà toutes mariées depuis le collège à des commerçants hideux et bourrés de thune de la Pondichéry. Ou tout simplement à des enseignants du primaire qui ont épuisé toute leur fougue à se masturber sur des sextos en pause déjeuner, renifle Jeudi, en contorsionnant son nez.
- Ils devraient plutôt mettre sur ces foutus paquets que fumer est une échappatoire, je maugrée en relâchant mes poumons remplis d'air et de fumée.
- Bien dit!
- On devrait organiser une marche pour ça.
- Te fais pas d'illusions, petite fée.
- Ouais c'est ça, gratouille!
- Cette époque est révolue, miss chemin de fer, tire la langue Jeudi.

Quelles idiotes!

Ma Venus n'a guère une fois de plus pipé mot. Après tout, je ne pense pas qu'elle ait l'étoffe de discuter de sujets pareils— en tout cas, c'est l'apparence qu'elle en donne. N'empêche, aussi tacite qu'elle puisse paraître souvent, j'ai la prompte certitude qu'un jour, elle finira par manifester des ébauches autant invraisemblables que les conspirationnistes shakespeariens. Et de toute façon, si elle est bien parvenue à vivre isolée du monde plus de quinze années de son existence, par analogie, Christine de Suède pourrait bien avoir raison en clamant que la solitude est l'élément des grands esprits.

~~~

Lion's head. Coucher de soleil. Rires excédents. Voilà tout ce que j'ai gardé du reste de cette journée.
Une unique ampoule est allumée dans la cuisine. J'attends impatiemment le retour de ma Venus. Elle en prend du temps bordel. Je termine mon verre et quand je m'apprête à gravir les escaliers, elle se pointe à l'autre bout, couverte d'un pyjama à carreaux rouge. Elle reste plantée, à me reluquer, à me transpercer de son regard d'érable. Ses cheveux de pain d'épices légèrement arrosés d'une carnation de pulpe de gingembre sont réunis en un chignon haut bâclé. Et ses grains de rousseurs sont presqu'autant flashy que des étoiles dans le firmament obscur. Sa peau d'albâtre lui donne l'air d'être une asiatique. Autrement, si je n'avais pas moi même été témoin de son évasion en Italie, j'aurais mis ma main à couper qu'elle était une Coréenne de sang mêlé.
- Approche ! je coupe court à l'électricité rôdante et mordante.

Ma Venus s'exécute. À une marche de distance, elle s'arrête. Je tords mon cou pour pénétrer ses iris à l'éclat monotone. Mon bras se replie sur le mur à ma droite alors que mon t-shirt étrangle mes biceps.
- Tu as déjà entendu parler de l'histoire du loup et de l'agneau?

Elle agite la tête. Négatif.
Je parviens à distinguer l'anneau sombre autour de ses pupilles. Je n'ai jamais vu de telles prunelles auparavant. D'un marron profond qui vous donne la sensation d'être enveloppé d'un musc brun noirâtre qui étonnamment, suscite des notes de baies juteuses, de caramel et de sensualité. C'est un peu comme courir dans le sens inverse lors d'un marathon ou encore, marquer contre son camp en plein match de football. Ses yeux vous font perdre tous vos moyens. Mon halètement se dédouble. Elle baisse le regard, les pommettes rougies par l'intimidation. Instinctivement, mon index se colle à son menton pour redresser son joli minois. Les yeux dans les yeux, j'entame d'un ton ténébreux :
- Il était une fois...un loup cruel et tyrannique ainsi qu'un agneau sot et inoffensif faisaient la causette autour d'une rivière. Le loup, affamé cherchait des excuses pour dévorer le petit agneau. Ce dernier, effronté, lui expliqua qu'il n'avait aucune raison de l'attaquer puisqu'il ne piétinait aucunement son terrain d'abreuvage. Duplice, le maître des bois saute sur lui puis...le bouffe avidement. ( Pause ) Fin de l'histoire.

Elle déglutit. Naturellement, mon dos s'étend jusqu'à elle. Ma bouche à côté de son oreille paraît flatter l'égo d'Eve dans le Jardin d'Eden, à l'instar du serpent. J'use d'une maîtrise phénoménale pour ne pas la jeter sur la moquette noire.

- Toi, ma petite agnelle, je ne te dévorerai pas. Non. Pas tout de suite. Je te tourmenterai jour et nuit. Heureuse ou miséreuse. Vivante ou morte. Je traquerai ta conscience de sorte à te faire perdre la raison. Je serai ta première pensée au réveil et la dernière quand tes paupières voudront se fermer tard le soir. Lorsque tu te regarderas dans la glace, tu ne verras que mon reflet parce que j'aurais gavé toutes les cellules de ton corps de mon essence. (Respire frénétiquement, la voix profonde ). Tes jambes trembleront à l'émission de mon prénom. Il te sera impossible de porter une culotte sans imaginer que ce soit moi qui te la mette. Encore que tu ne te brosseras plus les dents sans avoir la basse hantise que ma trique serpente dans ton œsophage et t'étouffe jusqu'à ce que ton petit cœur éclate. Et tu n'auras pas d'autre choix que de te l'enfoncer plus loin pour espérer sentir ma présence...ma brusquerie. Je serai là, prêt à ce que tu rampes vers moi. Je t'observerai me dépouiller et me supplier. (Accalmie saccadée) Tu m'obsèdes. Et ça...crois-moi, je te le ferai regretter. J'espère que tu as de l'endurance ? Parce que le loup, ce n'est pas ce qui lui fait défaut. Surtout quand sa queue se met à remuer.

La Belle et le DémonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant