Sa voix me fit sursauter, mais je tentai de l'ignorer et de me concentrer sur les notes que j'étais en train de jouer. J'essayai de garder une attitude calme, mais en réalité, j'étais affolée. Que faisait-il là, comme par hasard, en même temps que moi ? Et surtout, comment se souvenait-il de ce morceau ? Je ne lui savais pas une si bonne mémoire auditive, du moins, pas au niveau du piano. Je fermai les yeux, profitant de l'instant - même si l'intrusion de Ken me perturbait au plus au point. J'adorais ce moment, celui où l'on rentrait en totale connexion avec l'instrument, jusqu'à devenir une partie de lui, et pas seulement un élément, un être à part entière. Je finis tout de même par ré-ouvrir les yeux, parce que je sentais le regard du brun peser sur moi, et, que je veuille bien l'admettre où non, cela me gênait plus qu'autre chose. Je gardai mes yeux rivés sur les touches, mais je sentais que le jeune s'était rapproché, jusqu'à s'être planté juste devant le piano, à mon plus grand regret. Ne pouvait-il pas passer devant et m'ignorer, comme nous l'avions si bien fait ces deux dernières années ? Et puis, que lui prenait-il tout d'un coup, à vouloir m'adresser la parole après tant de temps de silence ? Ces questions tournaient en boucle dans ma tête, et j'eus presque envie de faire s'éterniser le morceau pour que Ken s'en lasse et finisse par s'en aller. Ainsi, je n'aurais pas eu à répondre. Mais je ne connaissais que trop bien sa persistance.
Quand le morceau se finit, nous restâmes dans un silence profond quelques secondes, avant que je daigne finalement lever les yeux vers lui, en me rendant compte que je devais avoir l'air ridicule à poser mon regard partout, sauf sur lui. Ce fût lui qui décida de briser à nouveau le silence.- Alors, tu l'as appris quand ? me demanda-t-il.
Sa voix semblait avoir changé. Ou peut-être que j'hallucinais simplement, puisque je ne l'avais pas entendu depuis bien trop longtemps, mais elle semblait plus grave. Plus rocailleuse. Plus mature, peut-être même plus fatiguée, pour ce que j'en savais, puisqu'il revenait d'une série de festival. C'était sûrement pour ça que sa voix semblait plus abîmée.
- Après la mort de mon grand-père, répondis-je simplement.
A croire que j'avais besoin de perdre les gens que j'aimais pour pouvoir avoir des déclics comme ceux-ci. Le jeune homme ne me répondit pas, ne sachant sûrement pas quoi dire. Je n'osais même pas le regarder, de peur de trouver dans son regard la même lueur de pitié que j'avais lu dans les yeux de la plus part des gens qui s'étaient rendus à l'enterrement. De toute façon, ce n'était pas une surprise pour. Si nous nous adressions à peine la parole, nous étions forcément au courant de la vie de l'autre puisque nous partagions avant tout la même bande d'amis. La même famille. Il était autant au courant de la mort de mon grand-père que je l'étais de la sortie de son album.
Pendant quelques secondes, nous fûmes à nouveau plonger dans le silence. Si, à une époque, cela ne m'aurait pas dérangé, cette fois, c'était bien le cas. Je trouvais déjà cela assez frustrant de lui avoir adressé la parole après deux ans de pur silence, il n'était pas question de passer des heures à le regarder dans le blanc des yeux. Je finis donc par me lever, attrapant mon paquet de cigarette laissé sur le piano, et je me dirigeai vers les baies vitrées.
Je fus surprise de voir que l'air de l'extérieur n'était pas si frais que ça. Au contraire, les températures étaient même très agréables, et pour une fois, je me rendis compte que je n'avais pas le chair de poule sur mes bras découverts. Je m'avançais jusqu'à la rambarde la plus proche, contre laquelle j'appuyai mes coudes avant d'allumer ma cigarette. Je n'avais pas besoin de le voir pour savoir qu'il m'avait suivit et qu'il avait reproduit les mêmes gestes que moi, s'appuyant à une distance respectable de moi, une cigarette fumante aux lèvres. C'était étrange de me tenir là, à ses côtés alors que deux ans plus tôt, nous nous trouvions à quelques mètres d'ici, en bas des marches , à regarder les étoiles et à nous déchirer le cœur.- Alors, ça fait quoi ? demandai-je en tournant la tête vers lui.
Je ne pus m'empêcher de le détailler tant que j'en avais l'occasion. Je savais que c'était mal. Je savais que je m'infligeais de l'auto-torture, mais c'était beaucoup trop tentant. Ses prunelles noisettes étaient perdus dans l'immensité étoilée du ciel, et je voyais une lueur de curiosité briller à l'intérieur. Ses cheveux avaient bien poussés. Ils étaient plaqués en arrière, et je trouvai inconsciemment que cela lui allait plutôt bien. Sa moustache et sa barbe de trois jours semblaient être devenues sa marque de fabrique. Je le trouvais à la fois très différent du garçon que j'avais connu, mais tout de même très semblable. Même son visage ne semblait pas avoir été épargné par la maturité.

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Flamme
FanfictionFrédéric Beigbeder a dit : "Fuir, toujours et courir sans relâche. Et puis, un jour s'arrêter pour dire à quelqu'un en le regardant droit dans les yeux : c'est toi dont j'ai besoin, vraiment." Ken et Roxane.