Lundi 4 septembre 9h01
KWAN - bassiste de Sweet Poison
Premier cours et déjà un speech sur le Bac. Ça doit être inclus dans le pack de rentrée en Terminale. Je n'en ai pas entendu grand-chose, cela dit. Lukas avait décidé de commenter tout (au sens littéral) ce qui tombait sous son regard et il a une bonne vue.
Le plus gros morceau du discours parallèle a bien sûr été pour Matt. Lukas adore parler de Matt. À première, le chanteur de SKIN n'a pourtant pas changé depuis juillet. Il s'habille toujours en noir, ses yeux sont toujours soulignés au crayon et il est venu au lycée à moto avec Skinny comme d'habitude. Mais ça, c'était mon opinion avant l'exposé de Lukas. Depuis, j'ai appris que les cheveux bruns du gothique avaient poussé, que ses biceps saillaient plus qu'avant sous sa chemise, signe qu'il avait dû faire du sport, et que la trace rosâtre sur son poignet était une cicatrice récente. Quand il s'agit de Matt, Lukas est une intarissable source d'infos à l'utilité discutable.
L'heure de rentrée terminée, notre emploi du temps tout neuf nous envoie en histoire-géo. C'est une matière que j'aime bien, l'histoire-géo. C'est plus vivant que les maths et les profs ont souvent une ou deux anecdotes à raconter en marge des cours. Ça anime.
L'enseignant qui nous reçoit est un petit homme au crâne brillant de calvitie. Sa chemise bleue porte les plis nets du dernier repassage et il sourit, debout devant le traditionnel planisphère plastifié suspendu au mur. Sa première action est de nous faire remplir des fiches de renseignements comme tout enseignant qui se respecte.
Pour ceux qui ne connaissent pas le concept des fiches de renseignement, une parenthèse explicative. Les fiches sont des formulaires improvisés par les profs dans lesquels on doit détailler l'ensemble de notre famille et de nos hobbies. Leur intérêt est le secret le mieux gardé de l'administration française. Néanmoins, étant un élève discipliné, je réponds à toutes les questions, de mes derniers résultats en histoire-géo à la ville de naissance de mes parents. Pour comparaison, Bec invente des prénoms à ses sœurs différents à chaque remplissage.
Le cours commence après la récupération des fiches. Le prof range nos précieuses réponses dans un classeur (où elles resteront jusqu'à leur mise à la poubelle en juin) et débute un laïus sur le post-Bac. Il y souligne l'importance de bien réfléchir à notre parcours, de se préparer dès maintenant à nos études, mais de ne pas trop craindre l'échec non plus et de se souvenir qu'on peut toujours rebondir et changer d'avis.
Il enchaîne ensuite avec le programme de l'année. Un sujet plutôt anodin pour un prof, mais sa voix monte d'un cran et son ton devient joyeux quand il annonce : « Cette année, j'ai décidé d'innover. Pour la première fois en Terminale, nous ferons des exposés par binômes au premier trimestre. Ce sera un entraînement pour les oraux que vous aurez dans le supérieur et les présentations dans votre futur métier. Le sujet portera sur le thème au programme des Mémoires de le Seconde Guerre Mondiale, je vous donnerai plus de détails dessus pendant notre cours de vendredi. Cependant, une contrainte supplémentaire : les paires seront aléatoires. Suspense complet sur votre partenaire. Devoir apprendre à connaître votre binôme vous montrera l'importance de la communication dans une équipe. Par ailleurs, comme je vois bien que cette rentrée vous déprime tous un peu, on va commencer par le tirage au sort : ça rendra les choses plus funny ! »
Il fait une pause et sort de sa sacoche une boîte en plastique bleue. Le Tupperware est rempli de papiers repliés. Je devine les prénoms de la classe. L'activité funny a donc été préméditée avec soin.
— Une main innocente et volontaire pour venir tirer les binômes ?
Quelques regards hésitent. Se mouiller dès la deuxième de cours ne me dit pas trop. C'est Éloïse, rédactrice en chef du journal du lycée et ancienne membre du conseil municipal des jeunes, qui finit par se dévouer.
« Il faut aussi une personne pour noter les noms au tableau, continue le prof. Quelqu'un d'autre ? »
Je vois Lukas trépigner. Si le prof le repère, on est mal. Son écriture est un amas de boucles indéchiffrables. Heureusement, Matt se lève avant. Avec son inimitable allure qui laisse mon voisin éperdu, le gothique abandonne sa chaise et va se placer à côté d'Éloïse sur l'estrade.
Le prof approuve en claquant des mains : « Merci à tous les deux. À présent, le sort va parler ! »
Il tend la boîte en plastique à Éloïse. La grande brune la saisit et y pioche deux papiers qu'elle déplie avant d'annoncer : « Hortense et Benjamin. »
Premier binôme officiellement formé.
Matt reporte les prénoms sur le tableau pendant qu'Hortense, qui est assise à côté de Bec, échange un regard approbateur avec Benjamin. Ils n'ont pas l'air trop déçus de se retrouver ensemble.
Une deuxième paire est annoncée dans la foulée. Puis une troisième, et je me rends compte que le prof m'a eu avec son tirage : j'écoute les annonces d'Éloïse avec la même attention que si elle révélait les poules de la Coupe du Monde. Alors que le seul lot à gagner aujourd'hui, c'est un exposé d'histoire.
« Éloïse, dit Éloïse. Et Matthieu. »
Elle relève brèvement les yeux.
— Mais c'est vous deux ! comprend le prof. Quelle coïncidence ! On peut dire que je suis aussi bon que le destin.
Matt acquiesce avec un sourire poli pendant qu'Éloïse, dont la confusion est passée, décide qu'il vaut mieux enchaîner.
On approche de la moitié quand Sweet Poison obtient son premier tiré. Lukas se retrouve avec Nacim, un nageur de haut-niveau qui est aussi le plan régulier de Bec. Ils forment un bon duo. Lukas possède l'énergie d'un réacteur nucléaire, mais Nacim est un mec endurant et il est capable de supporter Bec.
Je suis dans le binôme suivante. Partenaire : Agathe. Je tourne la tête vers les autres rangées et essaye de la repérer. Ce n'est pas une tâche difficile. Il n'y a qu'une seule personne dans la classe dont les yeux gris me fixent avec une telle intensité que j'ai le sentiment d'avoir chaque cellule de mon corps scrutée au microscope. Agathe, donc. Je tente un sourire. Elle y répond par un hochement de tête avec la même rigueur que si elle complétait une procédure d'identification, puis se détourne. J'en reste fasciné. Je crois qu'on va se marrer ensemble.
« Rebecca », annonce Éloïse.
Aïe, on arrive sur Bec. En exposé, s'attacher une main dans le dos est souvent plus productif que de travailler avec notre adorable batteuse.
« Et Marie. »
Un silence gêné s'abat sur la classe. De tous les élèves que le mauvais caractère de Bec aurait pu martyriser, il a fallu que ça tombe sur la gentille guitariste de SKIN qui ne ferait pas de mal à une mouche. Sacrée déveine.
C'est dans ce silence désolé qu'éclate le retentissant fou rire de Lukas.
« Lukas Vrakritz ! tonne le prof. Où vous croyez-vous ?
— Pardon ! »
Mais il n'arrête pas de rire pour autant.
Dans notre champ de vision, deux images se superposent. D'abord, la moue blasée de Bec que l'exposé ennuie déjà puis, juste derrière, le visage tétanisé et livide de Skinny. Et ça suffit pour perdre de nouveau Lukas.
« Vrakritz ! Vous souhaitez commencer l'année par une retenue ?
— Je suis désolé. Vraiment, vraiment désolé. »
Le corps secoué de spasmes, il enfouit la tête dans son coude. Son bras libre bat l'air à la manière d'une otarie pour s'excuser. Je dois serrer les dents très, très fort pour être contaminé par son rire.
Ce matin, Lukas voulait qu'on se rapproche de SKIN. Ça promet.
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Skin vs Sweet Poison - let's rock !
Подростковая литератураEn théorie, nous sommes un groupe de rock lycéen. En pratique, notre batteuse est fêlée, notre chanteur idolâtre Mercury et mon nom sonne plus comme le huitième membre de BTS que comme celui d'un bassiste. Et puisque visiblement, ça ne suffisait pas...