Fragment I - Albufeira, 1929
J'habite à Albufeira, une petite bourgade balnéaire dans le sud du Portugal. Il s'agit de ma ville de naissance, ville que je n'ai jamais quittée. Ici, la vie est calme, belle et paisible. Le soleil nous bénit de sa lumière trois cents jours par an. Les rues, un brin plus larges qu'un couloir, permettent à peine aux habitants de passer avec leurs carrioles. Les cris des marchands de morues, de poulets, de tapis et de babioles en tout genre viennent s'ajouter à cette ambiance pittoresque. Cette ville, je ne la quitterais pour rien au monde.
Je suis pêcheur de morue et j'aime ce métier. Il m'amène toujours de nombreuses surprises ; entre les jours où je reviens bredouille ou riche en poissons, les moments où les vagues emportent presque mon chalutier avec elles, les jours où mes matelots ont trop bu la veille pour travailler correctement, il est impossible de s'en lasser.
Enfin, j'aime la mer et ses rivages, surtout lorsqu'elle est agitée comme aujourd'hui. Je donnerai ma vie pour elle.
Cet après-midi, les vagues sont hautes et s'élancent en de vastes rouleaux destructeurs. Je me contenterai de caresser l'océan avec mes pieds, car je sais que le courant aimerait m'emporter avec lui.
L'océan a ses caprices, ce matin il faisait beau, mais cet après-midi le temps s'est gâté. D'épais nuages grisâtres ont emprisonné la lumière du soleil. Néanmoins, quelques touristes téméraires sont présents sur la plage pour profiter des derniers rayons de notre astre. Les journées nuageuses comme celles-ci sont rares et par leur rareté, je dirais presque qu'elles sont appréciables.
Je m'éloigne du rivage touristique pour me diriger vers un coin plus tranquille. J'arrive au pied d'un large promontoire bordant le vaste et majestueux océan atlantique. Je passe d'un sol sablonneux à une grève lunaire dont les pierres polies par le grand bleu viennent masser délicatement ma plante des pieds. Je m'assois sur une roche mouillée par la mer et érodée par l'eau salée de l'océan puis je regarde l'horizon d'un air apaisé. Mon souffle se calque sur le bruit des vagues qui se fracturent sur l'écueil en un délicieux vacarme. Je ferme les yeux pour profiter de ce moment en ayant conscience qu'il n'y en a pas d'autres comme celui-ci.
Après plusieurs minutes, j'ouvre à nouveau les yeux et à ma stupéfaction, j'aperçois au loin une silhouette faisant de grands signes de détresse. Les battements de mon cœur s'accélèrent brusquement.
Sans plus attendre et sans même réfléchir aux conséquences, je saute à l'eau. Le courant me porte avec lui vers le large, augmentant ainsi la vitesse de ma nage. Étant un excellent nageur, je ne devrais pas avoir de mal à rejoindre cette personne.
Je transperce les vagues une à une pour éviter qu'elles m'emportent avec elles vers le rivage. Mon souffle est de plus en plus puissant.
Au bout de cinq minutes, j'aperçois bien quelqu'un qui semble se noyer, mais je peine à la voir à cause des vagues qui viennent se mesurer directement à moi. Je commence à entendre des cris feutrés ; ils sont portés par le vent. Je reconnais la voix d'une fille. J'entrevois enfin son visage paniqué alors qu'il est à moitié immergé.
J'essaye de garder mon calme. Je suis déjà bien trop essoufflé pour sortir un mot. Par moment, j'avale de l'eau de mer, j'en vomirais presque. Des pensées négatives, remplies de pessimisme, traversent mon esprit pour me souffler que le retour au rivage va être compliqué. Je les évacue alors avec fermeté, mais cet exercice est difficile quand on sait que cette partie de la plage n'est pas surveillée par les secouristes.
La fille, qui doit à peine avoir la vingtaine, est déjà à moitié inconsciente lorsque je la saisis fermement par la taille. Je me dirige vers le rivage, mais je sens le courant qui me retient et me pousse vers le large de toute sa majestueuse puissance. Cette maudite pensée négative revient à la charge et me souffle que je n'arriverai pas à atteindre la plage. Je la laisse passer.
Mon souffle me brûle les poumons, je commence à être épuisé. J'en suis au point où je me demande vraiment si je ne vais pas y laisser la vie. Quelle ironie du sort ? Mourir pour sauver une existence. Mais pas le temps pour les regrets !
Heureusement, j'ai la chance d'avoir une volonté de fer alors je ne lâche pas prise. Je sens encore le cœur de la jeune fille battre lentement contre moi, elle est toujours vivante, et si elle l'est c'est qu'il y a de l'espoir.
Dix longues minutes passent. Le courant est bel et bien contre moi. J'en suis au stade où la peur m'envahit et me fait douter fortement. Ce n'est plus seulement une pensée négative que j'avale comme l'eau de mer, mais carrément des émotions. Je me bats alors davantage avec mon mental qu'avec mon état physique.
J'ai le réflexe de m'aider des vagues pour me propulser en avant, mais celles-ci n'hésitent pas à me ramener avec elle en arrière comme si elles voulaient jouer avec moi.
Je ne sens plus mes bras. Mon souffle s'accélère et s'écourte. Mon corps commence à sécréter de l'adrénaline provoquée par la peur d'une mort imminente ; je ne sens plus mes membres, l'eau est glacée, et j'ai pourtant chaud. Je m'approche de plus en plus du rivage, toutefois il semble encore si loin. Il faut que je tienne bon « Tu peux le faire Santiago ! Tu peux le faire ! »
Par chance, la houle, puissante, vient m'aider dans mon entreprise. Je suis néanmoins totalement à sa merci.
Finalement, au bout d'un quart d'heure, alors que je suis exténué, je parviens presque à ramener la fille sur la plage. J'aperçois des gens sur la grève qui me regardent déjà d'un air reconnaissant.
Malgré tout, la dernière vague sur laquelle mon corps surfe est tellement haute et puissante qu'elle m'emporte avec elle vers l'amas de roche où je m'étais assis pour méditer avant de partir sauver la jeune femme.
J'arrive bien trop vite sur ce rivage. La vague nous enlace soudainement avec elle dans son rouleau infernal. Je tourne sur moi-même, mes oreilles claquent, ma tête gravite, je suis abasourdi. Je ne lâche pas la main de cette fille pour autant. Je la serre si fort que je sens ses os craquer. Cependant, après quelques secondes je ne peux plus la tenir. À ce moment, mon crâne heurte violemment un monolithe, signe que nous sommes arrivés sur le rivage. Néanmoins, comme lors d'un vol d'avion, l'atterrissage est aussi important que le décollage et moi, je rate mon atterrissage.
Sur la plage, j'inspire de grandes bouffées d'air, mon corps est transi de froid, mon souffle est coupé, je sens que je commence à perdre connaissance. J'ai toutefois le temps de voir des personnes récupérer la fille sur la grève. Elle a bien atterri. Un homme brun la pose sur le sable à moitié rocailleux, d'autres se dirigent vers moi en courant. La jeune femme finit par s'asseoir tout en recrachant de l'eau. Elle tousse violemment, mais elle est bel et bien vivante. Son regard croise alors le mien ; pas besoin qu'elle exprime sa gratitude par des mots, car l'émotion qui s'évade de ses prunelles suffit à traduire son éternelle reconnaissance.
Une étrange douleur me picote subitement derrière le crâne. Je tâte avec ma main droite, la fixe et vois que celle-ci est recouverte d'un épais liquide vermeille. Soudainement, je sens le ciel me tomber sur la tête, mes jambes n'arrivent plus à me supporter, je m'écroule.
Je commence à m'assoupir alors que Thanatos, Dieu de la mort, étend son voile noir sur mes yeux, aveuglé par le trépas.
Je me vois là, gisant sur le rivage rocheux du promontoire d'Albufeira et je panique. Un homme au visage bienveillant et la longue barbe brunie par le soleil essayent de me ramener à la vie, mais il n'y parvient pas. Je m'envole et m'éloigne de plus en plus de mon corps. Sensation de légèreté, je me sens presque bien. Je regarde alors la jeune fille une dernière fois. Elle continue de recracher toute l'eau qu'elle avait ingurgitée pendant sa noyade. Une bouffée de compassion remplit mon cœur suivi d'un profond sentiment de tristesse. Suis-je vraiment en train de mourir ? Car au fond de moi, je ne peux me résoudre à partir sans avoir dit au revoir à ma mère, mon père et mon petit frère. Que deviendront-ils sans moi ?
Je m'en veux de quitter ce monde maintenant, car je ne suis pas prêt. Mais comme le disait ma mère, les choses surviennent souvent lorsqu'on s'y attend le moins...
Une lueur se montre au loin dans l'horizon et bien qu'elle soit très vive, je ne suis pourtant pas ébloui. Cette lueur m'attire vers elle, je ne peux reculer, impuissant, je me laisse porter. Je me rapproche de plus en plus d'elle. J'ai peur. Qu'est-ce qu'il m'attend ? Je me le demande bien...
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La vie aux mille visages (Tome 1)
Science Fiction300 ans après le départ de ses ancêtres fuyant la Terre dévastée, Ethan, jeune habitant de la planète Chandra, cherche un sens à la vie. Cette quête ainsi qu'un rêve récurrent vont l'entraîner dans des aventures palpitantes dans un Monde ambivalent...