La vie aux mille visages (Tome 1)

33. Extàaz

Je n'avais pas fait que des rencontres frivoles et dangereuses dans Abîme. Il y avait d'abord Yoktoz, qui était l'un des seuls du gang avec qui j'étais proche, il était fasciné par les histoires que je lui racontais sur Tiklit. C'était un simple soldat, un de ces multiples pions envoyés au casse-pipe pour défendre une cause aussi futile que fragile, mais contrairement aux autres il avait une curiosité débordante et il s'était toujours demandé ce qu'il se trouvait là-haut. C'était un brave gaillard au teint pâle comme beaucoup de gens ici, d'une vingtaine de Cycles, grand et chétif, le visage oblong, le regard grave et douloureux comme s'il portait le monde sur ses épaules. Sa tête était rasée sur les côtés pour laisser apparaître des tatouages tribaux tracés à l'encre UV, visibles seulement à la lumière noire qui était beaucoup utilisée dans les endroits "branchés" d'Abîme. Généralement, leurs tatouages indiquaient l'appartenance à leur clan qu'ils étaient fiers de revendiquer. Une crête de cheveux noir ébène dominait son crâne dégarni et se profilait jusqu'au bas de sa nuque. Son visage était fatigué et marqué par les innombrables guerres de quartiers qu'il avait endurées.

Puis il y avait sa sœur, Extàaz. Elle était apparue dans ma vie il y a quelques révolutions de ça. C'était une jolie fille, de mon âge, de petite taille mais le corps justement proportionné. Son visage, en forme de diamant, était dessiné de traits doux malgré une mâchoire et un front étroit qui lui procurait paradoxalement un air austère. Elle avait un strabisme monoculaire très subtile à l'œil droit ce qui lui donnait un charme propre à elle. Son regard était vif, mais ambivalent, parce qu'il laissait transparaître une force douce. Sa peau, blême, faisait ressortir ses yeux qui étaient d'un noir parfait lui conférant parfois un regard dur comme son frère. Sa figure était souvent dégagée, car elle s'attachait toujours les cheveux en queue de cheval. Néanmoins, quelques mèches rebelles venaient se poser de temps à autre sur son petit nez délicatement incurvé. Je ne sais pas pourquoi, mais son visage m'était étrangement familier, comme si je l'avais déjà aperçu quelque part... Encore un de ses maudits déjà-vu ?

Elle portait régulièrement des pantalons en cuir noir qui exacerbaient sa belle ligne à travers des jambes fines et bien dessinées. Je l'admets, la première fois que je la vis, j'eus de petites palpitations.

Yoktoz avait dû lui parler de moi puis lui raconter mes histoires à la surface de notre planète, car, comme lui, Extàaz avait l'air curieuse.

Avant que l'on arrive à discuter, je l'avais d'abord remarquée quelques fois lorsqu'elle venait des temps en temps au bar pour jouer aux cartes avec son frère et ses camarades du clan. Au moment où je servais les boissons, il arrivait souvent que son regard vif perçât le mien pour se livrer à un duel bénin aussi sincère que passionné.

Au début, ses venues étaient intermittentes et ce n'est que lorsque je la vis venir au bar plus fréquemment que je réalisai qu'elle avait probablement une attirance pour moi. Un soir, avant que j'eusse terminé le service, elle vint me voir pour me parler — sous l'œil protecteur de son frère — et je me souviens encore aujourd'hui parfaitement de notre première discussion qui avait été relativement banale.

— Alors comme ça tu viens de la surface ? Me demanda-t-elle.

Je n'aimais pas trop l'idée que l'on sache que je venais d'en-haut, car les à priori affluaient et volaient ensuite comme des mouches autour d'une vieille carcasse.

— Oui, les nouvelles vont vite à ce que je vois... Lui répondis-je vaguement.

— Comment c'est là-haut ?

Elle écartait les yeux comme pour montrer son intérêt tout en esquissant un sourire malicieux. Elle perdit cet habituel air austère qui la rendait froide aux premiers abords.