32. Descente aux enfers

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« Vous êtes alors retourné dans cette ville souterraine, Abîme, comme vous l'appelez ?

— Et oui, bizarrement, c'était le premier lieu qui avait frappé mon esprit suite au tragique événement qui s'était déroulé chez le petit ami de ma sœur. »

Suite à ces évènements, je m'étais posé beaucoup de questions sur mon existence. D'un côté, j'avais, jusqu'à la mort de maman, trouvé ma vie relativement insipide à la surface de notre planète, certainement parce que j'avais ce que je voulais quand je voulais. Je n'avais jamais rien eu à désirer hormis les filles.

D'un autre côté, je devais admettre que j'avais joui d'un confort de vie appréciable. Mais l'être humain se rend compte de la chance qu'il a une fois qu'il la perd...

Paradoxalement, depuis que j'avais pris la fuite, ma vie ici-bas avait été tout l'inverse. J'avais perdu ce confort fourni par les richesses de mon père, mais j'avais en contrepartie une vie plus palpitante bien que les remords de mes actes passés continuassent de ronger mon cœur tel des rats affamés grignotant les derniers restes d'un morceau de nourriture.

Le premier Cycle après l'événement tragique qui se déroula à la surface de notre planète était passé à une vitesse incroyablement lente. Lors des premières Révolutions après ma descente, j'avais vécu dans la rue en essayant de survivre tant bien que mal. Bien que j'étais quelqu'un de plutôt grand et costaud, j'avais perdu énormément de poids et je ressemblais maintenant davantage à une grande allumette éteinte.

Je n'avais pas perdu que du poids, je ne possédais plus rien hormis les vêtements que je portais. Il y avait eu des moments ou je n'avais pas mangé pendant plusieurs jours d'affilé. Parfois, il m'était même difficile de trouver de l'eau potable. J'étais au bord du gouffre et c'était le cas de le dire... jusqu'au moment où un vieux monsieur me proposa de travailler pour lui. Il possédait un bar dans un quartier relativement dangereux d'Abîme et il peinait à trouver un employé pour l'aider dans les tâches quotidiennes : nettoyer la buvette, les tables, servir les verres, etc. Le secteur dans lequel je me trouvais s'appelait le quartier Tau et il se situait dans un des vingt-quatre lieux de la ville souterraine. C'est à ce moment-là que je compris qu'Abîme était découpé en plusieurs secteurs asymétriques à l'image des quartiers d'une orange. Chacun avait été nommé d'après une lettre de l'alphabet terrien grec (ne me demandez pas pourquoi, je ne saurais vous le dire).

Ces quartiers se profilaient en hauteur de manière à occuper les quatre niveaux. Paradoxalement, peu importe dans quel secteur vous vous trouviez, chacun d'entre eux avait sa part d'indigence puisque la pauvreté se limitait non pas au quartier, mais à la profondeur dans laquelle vous étiez.

J'avais donc accepté sa proposition avec enthousiasme. La chance semblait me sourire de nouveau.

Il s'appelait Kimo et il avait à peu près soixante-dix Cycles. Son visage rabougri lui donnait un air austère. Ses sourcils, épais comme des poutres de bois lui procuraient un regard poignant et dur. C'était le cas. Kimo, à travers sa figure maigre comme une lame de couteau et marquée par des cratères, épisodes d'acnés lointains, respirait l'exigence. Mais au fond, bien qu'il m'exploitât sans vergogne, c'était une personne sympathique et compréhensive. Et puis il m'offrait un toit et me permettait d'avoir une rémunération pour sortir faire la fête dans les cantinas du coin.

Pendant les moments les plus calmes, je n'avais de cesse que de penser à ma sœur, je me demandais tous les jours ce qu'elle était devenue. Aussi, il m'arrivait de songer à son petit ami pour qui j'avais auparavant beaucoup d'aversion et je me demandais s'il était mort ou vivant. J'aurais bien voulu le savoir, car ce doute me hantait quotidiennement. Je réalisais petit à petit la gravité de mes actes. Mais ce qui me procurait le plus de remords, c'était cette ironie du sort. J'avais agi ainsi pour protéger ma sœur, or, j'étais à présent loin d'elle et ne pouvais même plus la voir ni prendre soin d'elle.

Plus je descendais dans le gouffre, plus j'avais l'impression de laisser ma vie précédente derrière moi. Néanmoins, il semblait que mon passé me transmettait des signes. N'importe où je me trouvais, l'éternelle apparition dans mes rêves de ce symbole que j'aurais soi-disant conçu dans "une autre vie"continuait d'occuper mes esprits telle une obsession. Pendant un temps, il m'avait laissé tranquille, mais je réalisais que c'était dans les moments de solitudes qu'il revenait le plus souvent, comme si une partie de moi me forçait à ne pas oublier mon passé. Je continuai alors à m'interroger sur les raisons de ces apparitions tout comme sur la signification de ce symbole. Voilà pourquoi je comptais retrouver un jour Mariamne, car avec ses pouvoirs, elle serait bien capable d'éclairer les passages ombragés de mon passé.

Ainsi, pendant près d'un Cycle, je vivais au deuxième niveau d'Abîme au-dessus de la taverne où je travaillais. C'était suite à ma rencontre avec Kimo que j'avais pour la première fois foulé le sol de cet étage. Il était bien plus obscur, car plus on descendait dans les profondeurs, moins la luminosité était vive ; seuls quelques endroits bénéficiaient de la lumière naturelle de notre soleil tels que les rues qui bordaient le précipice ou les larges ponts qui tenaient dans le vide comme par magie et qui reliaient les principaux points d'intérêts. Parfois, lorsque je levais la tête et regardais le plafond de notre planète j'avais un petit relent de nostalgie qui venait pincer mon cœur. La plupart du temps il était d'un bleu pâle comme un ciel d'hiver, quadrillé d'abord par les ponts puis par les tunnels vitrés de Luminaya dans lesquels passaient nos transports en commun.

Paradoxalement, il faisait plus chaud qu'au premier niveau. À cet étage, la population parlait une langue différente de la surface, où dirais-je plutôt un "dialecte" à part entière. Aussi, la vie était moins chère puisque la plupart des gens étaient pauvres.

Parfois, j'avais la sensation d'étouffer et cette brusque envie de remonter à la surface pour y retrouver de l'air frais.

Pendant ce Cycle, je n'avais pas revu le vieux Albert et comme je me sentais profondément seul, j'aurais vraiment aimé le croiser afin de lui raconter ce que j'avais sur le cœur.

Kimo avait le don de me faire travailler plus que je le devais et sans me payer davantage. Mais ici, il fallait survivre et je ne refusais pas un salaire régulier bien que relativement bas.

J'essayai de voir le positif dans tout ça. Bien que j'éprouvasse de la solitude dans ma vie, travailler dans un bar me permettait de rencontrer toutes sortes de personnes même si le plus souvent il s'agissait de mauvaises fréquentations. En effet, Kimo accueillait souvent quelques membres du Clan Totokisalo, un gang malfamé particulièrement dangereux et agressif imposant leurs lois par la force dans les quartiers Tau, Thêta et Xi. Ils livraient une guerre sans merci au gang rival, les Tsikilu, qui possédaient les cinq derniers secteurs les plus enfoncés dans le Gouffre. Les raisons de leurs disputes étaient aussi puériles que futiles, entre règlements de comptes pour des histoires de drogues et de femmes puis des affrontements violents pour conquérir de nouveaux quartiers, il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre.

À la surface d'ailleurs, les gouverneurs des quatre districts qui touchaient intimement le Gouffre ne se préoccupaient guère de celui-ci. Ils laissaient la population des profondeurs livrée à elle-même dans un monde où c'était souvent la loi du plus fort qui régnait.

Il serait malhonnête de dire que j'étais un membre des Totokisalo. Je ne me considérais pas en tant que tel même si certaines personnes du clan — habitués à venir boire un verre de cet alcool local nommé le Kokétazch — m'appréciaient beaucoup. J'étais perçu comme étant quelqu'un sans problème, je ne leur posais jamais de question sur leur activité, je me contentais d'écouter leur conversation, mais jamais je n'y participais sauf lorsqu'ils me le demandaient.

Petit à petit, je réalisais que certains d'entre eux n'étaient pas si méchants que ça et qu'au fond, leur guerre frivole n'était rien d'autre qu'un passe-temps ; un but qu'ils s'étaient donné dans la vie pour subsister et avoir ainsi l'impression d'exister.

J'avais déjà parlé avec quelques membres du clan et j'avais été surpris de voir que la plupart aimait leur vie ici. À vrai dire, ils n'avaient jamais eu la chance de goûter à la vie de la surface et je pense qu'ils changeraient d'avis si je les y emmenais pour la première fois.

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant