12. Salomé et le piano

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« J'espère que vous vous êtes reposé, car nous voilà repartis pour plusieurs heures d'interrogatoire et il serait préférable d'être assez concis.

— Comment être concis lorsqu'il s'agit de raconter l'histoire d'une vie ?

— Faites de votre mieux.

— Et bien, je ne pourrais continuer le récit de mon existence sans parler de ma relation avec cette jeune fille, Salomé. Elle joua un rôle important dans ma vie et elle mérite bien que l'on s'attarde sur elle. »

Ce maudit signe me hantait toujours autant dans mes rêves. Je ne parvenais jamais à déterminer les moments exacts de ces apparitions, car elles étaient bien trop aléatoires. J'aimerais me souvenir entièrement de tous mes songes, mais chaque fois que je me réveillais, les images de mon inconscient s'autodétruisaient dix secondes plus tard. Cependant, plus le temps passait, plus j'arrivais à discerner le visage de cette jolie silhouette floutée. Je m'étais donc fixé comme mission de trouver une parade pour me remémorer tous mes rêves, mais en attendant, je décidai de remettre ce projet à plus tard.

Du côté de ma famille, rien n'était extraordinaire, au contraire j'avais l'impression que les choses empiraient. Ma mère faisait semblant de ne pas voir mes esquisses, mon père se moquait totalement de ce que je lui disais, ma sœur voulait se faire un tatouage sur l'omoplate alors qu'elle n'avait que dix Cycles... Je me sentais tellement esseulé dans ces moments-là.

Mais heureusement, il y avait Salomé pour m'écouter. Elle seule appréciait mes dessins bizarres, elle seule essayait de déchiffrer avec moi ces significations.

Ma camarade ne venait pas de notre communauté. C'était une fille du nord, du quatrième District dans laquelle les communaux latins étaient prépondérants. Elle avait déménagé dans notre communal depuis plusieurs révolutions maintenant.

Je ne savais pas pourquoi elle m'aimait bien et j'ignorais pourquoi elle me fixait toujours avec ce regard à la fois doux et profond et légèrement enrobé de malice. Sa présence m'apaisait et m'enthousiasmait. Bizarrement, c'était la seule personne qui avait l'air de me comprendre. Elle ne me jugeait jamais comme le faisait Espérance, elle ne me faisait aucune leçon de morale comme le faisait mon père et elle croyait à tout ce que je disais, contrairement à ma mère.

Salomé, en vérité, ne parlait pas de grand-chose à part de piano. Au début, cela ne me captivait pas vraiment, mais quand je lui racontais mes apparitions récurrentes, elle m'écoutait toujours avec attention alors je faisais de même lorsqu'elle me confiait sa passion pour la musique. Souvent, son regard s'immobilisait pendant plusieurs minutes sur mon visage ce qui me rendait parfois mal à l'aise. Je ne lui en voulais pas, nous n'étions que des enfants...

Mes parents étaient bien trop préoccupés par leurs querelles quotidiennes. Ils ne prenaient guère le temps de s'occuper de moi, donc je ne souhaitais guère leur confier ma vie, mes envies, mes craintes et mes ambitions. Salomé, elle m'écoutait. Je la tannais souvent avec mon maudit signe qui s'accrochait dans mon esprit comme une tique sur la peau, alors qu'elle m'importunait gentiment avec ses histoires de fillette. On se moquait fréquemment de moi à la récréation, car je traînais avec une fille et elle avait le droit aux mêmes remarques, mais venant du sexe opposé.

Le piano, je m'en moquais jusqu'au jour où Salomé fit une démonstration devant toute la classe. Cet instrument classique n'était joué que rarement dans notre société ; pourtant le morceau que nous interpréta mon amie fit pleurer madame Bleck. C'était fantastique ! Je n'avais jamais entendu pareille mélodie. Son morceau me fit frissonner, elle jouait tellement bien. Elle avait un don, c'était indéniable, et j'ignorais encore à ce moment que ce don allait l'aider grandement dans la vie.

Elle interpréta une Nocturne de Chopin. Drôle de nom, mais ça doit certainement vous dire quelque chose. En tout cas, je n'avais jamais entendu une mélodie aussi élégante, aussi mélancolique et si triste. Sans raison, mes pensées me ramenèrent soudainement à l'image de la planète Terre accrochée au mur de la cuisine de ma grand-mère. C'est à ce moment-là que je me rendis compte que la vision de notre ancienne maison me revenait souvent en tête, mais comment ne pas songer à une si belle chose ? S'il y avait véritablement un Dieu dans cet univers, cette boule bleue était sûrement son oeuvre la plus incroyable.

Je repris mes esprits, impressionné par la prestation musicale de ma camarade. Quelle chance elle avait de jouer comme ça ! Tous les élèves restèrent muets et stupéfaits pendant son interprétation. Les plus dissipés se turent. Pas un murmure, pas un chuchotement, pas un bruit, pas même un silence, seulement ses doigts qui caressaient avec dextérité et tendresse des touches blanches et noires, délivrant un son pur, une mélodie chaleureusement glaçante.

Je fixais son petit visage de poupée basanée pendant tout le morceau, jetant de rapides coups d'œil sur ses mains qui s'agitaient sur cet étrange instrument aux mille intonations. Vraiment, ce qu'elle joua, madame, messieurs, c'était grandiose !

Juste avant qu'elle ne terminât son interprétation, le rythme se calma. Je ne saurais dire si c'était le piano ou elle qui m'avait procuré cette sensation de légèreté, mais j'avais l'impression d'avoir des ailes ; d'être exempté de toutes pensées tellement j'étais concentré sur la musique. Je fermai les yeux. Je profitai de ces dernières secondes de plaisir. Le son s'apaisa douloureusement pour s'estomper petit à petit, comme pour nous préparer à la fin, calmement et sereinement tel un parfait atterrissage, une fin d'une complexe simplicité. J'eus la chair de poule et cela n'avait rien à voir avec la peur. C'était juste la musique qui me procurait cette agréable sensation. Merci Salomé !

À la fin de la démonstration, tout le monde applaudit fort. Madame Bleck ne s'en remit pas. Elle versa des larmes de crocodile. Certains élèves dont Ted, le rigolo de la classe, en profitèrent pour se moquer d'elle. Salomé ne réagit pas pour autant et resta humble, comme si c'était normal de jouer si bien à son âge.

Aussi, j'entendis des camarades derrière moi en train de glousser de moquerie. C'était Éva Tan et Julie Green, celles qui se prenaient pour les princesses de l'école. Je ne les appréciais guère. Elles avaient l'esprit tordu et mijotaient toujours de sales coups. Leur réaction envers Salomé n'était que pure jalousie, je le savais. Bien que j'eusse aimé leur faire une remarque, j'estimais qu'elles n'en valaient pas la peine.

Salomé se rassit à côté de moi délicatement telle une plume sur un tapis de soie. Elle m'esquissa un fier sourire. Elle était contente d'elle et elle pouvait l'être ! Je le lui rendis comme un joueur de tennis prend plaisir à renvoyer une balle bien distribuée.

Je l'appréciais de plus en plus...

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant