48. Entrevue familière

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Quelque temps après sa mort, j'étais anéanti. Mon cœur était devenu une coquille vide. Je ne trouvais aucun sens à ma vie, je broyais du noir et mon existence était aussi sombre que ce gouffre béant dans lequel je vivais. J'étais terriblement anxieux et je me sentais mal au fin fond de mon être comme si une partie de mon âme, de mon for intérieur, c'était disloquée puis évaporée comme une flaque d'eau au soleil. J'avais ces régulières bouffées d'angoisses qui arrivaient à l'improviste et qui me réveillaient parfois même lorsque je rêvais. Ah oui, mes rêves ! Je songeais encore beaucoup à ce signe qui me poursuivait et me hantait depuis mon enfance. Ces derniers temps, je l'avais tellement en tête que je décidai de me le faire tatouer sur la partie inférieure de mon poignet droit. Je me disais que si je le gravais sur mon corps, je ne l'aurais plus ancré dans mon esprit.

Je trouvai alors un tatoueur sans difficulté, car il y en avait à foison dans cette région du monde. C'était certainement les personnes les plus riches d'Abîme tant il était commun d'avoir un tatouage ici-bas, que ce soit à l'encre UV ou traditionnelle.

Lorsque je ne rêvais pas de cet étrange signe, c'était Extaàz qui apparaissait dans mes songes. Depuis sa mort, je n'avais cessé de rêver d'elle. La plupart du temps, nous étions toujours ensemble et vivions une vie tranquille. Je me souvenais même d'un songe où je l'emmenais pour la première fois à la surface et qu'elle regardait Tiklit avec des yeux émerveillés. Pourtant, elle n'aurait quitté Abîme pour rien au monde.

Lorsque je ne dormais pas, j'errais dans les rues troglodytes d'Abîme, comme un fantôme tourmenté. Je ne travaillais plus, je mendiais. Je m'étais fait dépasser par la vie qui avait maintenant une longueur d'avance sur moi. Une profonde tristesse s'était installée durablement dans mon âme jusqu'au jour où, par coïncidence, je croisai un visage familier. Il avait le regard tourné vers l'horizon, le corps légèrement incliné vers le vide comme s'il cherchait quelque chose au fond de ce gouffre obscur. Il était contre la balustrade en métal encerclant le premier niveau. Ce visage familier illumina mon cœur et raviva ses braises qui, bien que je les pensais disparues, étaient toutefois toujours présentes. Ses longs cheveux grisonnants, sa barbe argentée, son dos bossu et sa canne en bois de cèdre... Oui c'était bien Albert ; mon Albert qui était là et comme pour Mariamne, il était apparu devant moi comme tombé du ciel.

— Albert ! Que faites-vous là ?

Il tourna la tête vers moi avec flegme comme s'il contenait sa joie.

— Je me promène.

— C'est vrai que c'est chouette ici ! La vue est imprenable ! Lui dis-je ironiquement. Un léger rictus se forma au bout de ses fines lèvres cachées par sa barbe d'argent.

— Je suis tellement content de vous voir, continuais-je.

— Tu as grandi.

— Ah oui ? Vous trouvez ?

Il dodelina légèrement de la tête alors que je me plaçai à côté de lui, contre la rambarde bordant le gouffre.

Il se tourna alors vers moi puis me fixa d'un regard sincère et profond, comme s'il sondait mon âme, lorsque subitement, je me mis à fondre en larmes sans pouvoir me retenir. Je me jetai dans ses bras, ne pouvant plus contenir la tristesse que j'avais gardée pour moi ces derniers temps.

Ses bras restèrent ballants, les miens enlaçaient son petit corps frêle. Il se laissa faire alors que je versai des torrents de larmes sur son pull beige inodore délavé et troué avec l'usure du temps. Cela dura bien quelques minutes avant que je ne parvinsse enfin à retrouver la parole. Je relevai la tête puis me reculai de quelques pas, gêné par mes émotions.

— Je m'en veux tellement Albert... je m'en veux tellement de ne pas avoir été capable de sauver Extàaz, je m'en veux tellement d'avoir tué ces gens pour rien. Comment ai-je pu en arriver là ? Moi qui avais une vie si tranquille. Je me rendis compte que je lui parlais de tout ça comme s'il savait ce que j'avais enduré.

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant