51. Fragment VI, partie II : Décollage

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Je l'aperçois, elle est au sommet de cette pile humaine, elle se retourne et crie mon nom. Je parviens à la rejoindre malgré cette douleur lancinante à la jambe. Nous regardons de l'autre côté du mur, vers les pistes de décollage. Il y a un peu moins de dix mètres entre nous et le sol, ce grâce à l'amoncellement des corps décédés à la suite d'une balle mal placée ou d'une mauvaise chute. Depuis le sommet, nous voyons bien distinctement les dernières fusées qui s'apprêtent à décoller. Il n'y a pas de temps à perdre.

Je saute d'abord afin de réceptionner Jade. Les balles fusent, pour autant elles ne nous touchent pas encore... Je tends les bras et implore ma femme de sauter. Elle a peur, je le vois dans son regard qui est comme celui d'un enfant qui doit pour la première fois se jeter à l'eau.

Je l'encourage, elle m'écoute et finit par sauter. J'amortis sa chute de mes bras musclés. Cela a servi de faire l'armée...

Nous nous laissons ensuite glisser sur ce tas de morts alors qu'autour de nous, des gens comme nous se précipitent en courant vers les pistes de décollage.

Alors que je tiens toujours fermement la main de ma femme, les derniers mètres me semblent éternels. À bout de souffle, je la sens ralentir le pas. Cette chaleur moite n'arrange rien. Nous suons à grosses gouttes, nos vêtements sont trempés à la fois par notre sueur, celle des uns et des autres, mais aussi par le sang des infortunés.

Une nouvelle fusée décolle. Le souffle chaud et sec de la fusion provoquée par la mise en marche des réacteurs nous repousse vers le large alors qu'une épaisse fumée blanche vient envahir cette plaine dénudée d'arbre.

Jade trébuche en criant. Je m'arrête et me tourne vers elle, je la vois se tenir la cheville. Elle se l'est tordue. Elle tente de se relever, je l'encourage à continuer la course. Elle essaye, en vain, elle tombe de douleur.

Je me retourne, considère l'ultime fusée qui subsiste sur cette planète, puis regarde à nouveau ma femme, paniqué. Il nous reste environ deux cents mètres. On ne peut pas s'arrêter si proche du but, c'est inenvisageable. Je l'aide alors une nouvelle fois à se relever par la force de mes deux bras. Cela a pour effet d'exacerber ma douleur au mollet qui ne cesse de se vider de son sang.

Puis nous courons sans nous arrêter. Mon cœur tape violemment dans la cage thoracique comme s'il voulait sortir de mon corps. Les yeux me piquent à cause de la sueur qui se faufile dans ses interstices. Je crie de fureur, de douleur, de peur. Plusieurs personnes, plus rapides que nous, nous dépassent. Destin ou pas, ils prennent tous une balle en pleine tête, car des forces de l'ordre sont positionnées devant la fusée afin de contenir les individus qui ont été assez chanceux pour survivre jusque là.

Cette fois, ma jambe droite me lâche à quelques mètres du projectile qui doit nous emmener vers l'espace. J'ai perdu trop de sang... Ma chute nous sauve, ma femme et moi, alors que les personnes qui nous entouraient succombent suite à l'impact de plusieurs balles dans leur corps.

Alors que j'essaye de me relever dans ce champ de bataille où la fumée nous empêche de voir à plus de cent mètres au loin, la douleur à mon mollet s'intensifie et ma tête se met à tourner violemment.

Je comprends alors que même avec la meilleure volonté du monde : celle de vivre, je ne pourrai atteindre la fusée sans l'aide de quelqu'un. Ma femme, elle, parvient finalement à se redresser malgré la douleur à la cheville. Elle prend ma main et me tire pour m'aider à me lever, en vain, elle n'a pas assez de force.

« Allez ! lève-toi ! » me crie-t-elle, « lève-toi ! » À l'entendre dire ça, une profonde peine m'envahit. Je ne suis plus en mesure de la sauver. Si elle peut atteindre ce projectile guidé, alors elle devra le faire sans moi.

— Vas-y Jade ! lui dis-je, tu dois y aller.

Debout, elle s'accroupit pour être à ma taille et se met à sangloter.

-- Je ne peux pas partir sans toi », me dit-elle les yeux inondés de larmes grises à cause de son visage recouvert de cendre.

— Tu te dois d'y aller, lui répondis-je en touchant son ventre. « Pour lui, fais-le. »

Elle continue à pleurer.

— Ne me laisse pas y aller seule.

Je saisis son visage d'ange de mes deux mains, la fixe du regard afin de la ramener à la raison.

— Écoute-moi, tu vas monter dans cette fusée, tu peux le faire. Pense à notre enfant, je t'en supplie, fais-le pour nous deux.

Son regard change de ton comme si j'avais prononcé le mot magique. Il devient plus fort, plus vigoureux, plus profond, mais toujours aussi triste. Elle réalise que j'ai raison. Soit elle reste avec moi et elle est assurée de connaître une mort certaine, soit elle essaye d'atteindre ce tube volant et de s'échapper avec le peu d'espoir qu'il reste dans son âme.

Elle m'enlace, je sens son petit cœur chaud taper contre ma poitrine. C'est l'adieu le plus douloureux que j'ai vécu, comme si l'on écorchait mon corps, qu'on arrachait une partie de moi, une partie de ma vie. Elle avait été ma première amie, mon premier amour, ma première femme, et elle serait la dernière sans aucun doute.

Elle me regarda d'un air désolé, de ses yeux bleus comme le ciel d'hiver et profond comme l'océan. Il est piquant, triste, mais plein d'espoir. Je lui souris, elle me rend la pareille, se retourne, prend son courage à deux mains et se relève en boitant. Une jeune femme arrive pour l'aider à marcher. Je n'en crois pas mes yeux, il y a encore de la bonté dans ce monde apocalyptique.

Elle lui prend la main et la tire avec elle en courant vers la fusée. Ma femme disparaît petit à petit jusqu'à devenir une vague silhouette derrière cet écran de fumée émanant des arbres brûlés.

Alors que les dernières fusées rayent le ciel sépia de notre planète malade, je m'allonge en regardant le signe que l'on s'était fait tatouer sur l'avant-bras, ma femme et moi ; ce même signe qui nous avait unis.

Je ferme ensuite les yeux en pensant à Jade puis à mon fils. Un léger sourire se dessine sur mon visage et une étrange sérénité m'envahit, suivie d'un rire nerveux comme si au fond de moi, je savais que ce n'était pas un adieu, mais un simple au revoir...

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant