29. Fragment IV - Rio de Janeiro, été 2090

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C'est depuis mon balcon que je contemple avec nostalgie cette ville qui m'a vu grandir le temps d'une vie. Ce temps qui défile inexorablement... Ce regard amer que je lui jette n'est rien d'autre qu'un au revoir inconscient comme si au fond de moi je sentais arriver mon ultime crépuscule.

C'est avec la sagesse d'une vie que j'admire ce beau coucher de soleil qui illumine de ses derniers rayons la plage de Copacabana. Cette plage qui m'a toujours accepté ; cette plage, mon amie la plus fidèle, témoin de mes premiers pas, de mes premières baignades, de ma première rencontre amoureuse, mon premier baiser... Ah oui ! Ce premier baiser, oui je m'en souviens comme si c'était hier. Elle s'appelait Johana. Nous étions jeunes et innocents ; elle avait quatorze ans, moi quinze. Alors que nos amis faisaient la fête, nous nous étions éloignés sous ce même soleil, sous ce même crépuscule. Il faisait moins chaud tout de même, car il y avait cette brise qui venait des jungles environnantes, remplacées aujourd'hui par une forêt, mais de ciment...

L'avenir nous appartenait et nous voulions le repeindre entièrement ; elle aimait peindre, Johana, et j'adorais la regarder. Elle était si belle, je souhaitais l'épouser. Nous étions, sans aucun doute, faits l'un pour l'autre.

De toutes les femmes que j'eus dans ma tumultueuse existence , c'est elle que j'ai aimé le plus au monde. Bien que je me sois marié deux fois, je savais au plus profond de mon être que ça c'était elle, l'élue de mon coeur. Emilio et Johana Fernandhino. Même nos noms se seraient bien mariés ensemble.

Les femmes que j'avais épousées, je les avais aimées avec retenu. D'ailleurs, c'était plutôt elles qui m'avaient choisi. Je m'étais juste laissé porter par le vent de l'amour, séduit par le confort qu'apporte une vie de couple. Finalement, je m'étais laissé aimé simplement ; il faut dire que c'est tellement agréable d'être désiré, mais c'est aussi une sensation cruelle lorsque la réciprocité est absente...

Ce premier baiser, il avait été léger comme l'arrivée du printemps, ses lèvres étaient suaves. Je me souviens encore de son odeur de fleur des îles, de son regard espiègle, de ses mains tendres, de sa peau douce, de ses longs cheveux de soies qui sentaient l'amande, de ses mimiques exagérées, de ses tics de langages qui la rendaient unique en son genre.

Lorsque je ferme les yeux, c'est comme si elle était là, devant moi. Si j'avais eu le don de peindre, j'aurais pu la dessiner avec la précision qu'ont les plus grands architectes.

Oh ma Johana, je ne t'ai jamais oubliée. Tout comme ce signe, le triangle dans le cercle, propre à nous, que nous nous sommes tatoué ce jour ensoleillé où nous avions désobéi à nos parents. Cela me rappelle à quel point on s'est aimé !

Je me souviens encore de ce que tu m'avais soufflé à l'oreille : « Ce signe nous appartient. Si un jour, nous sommes éloignés l'un de l'autre, alors il sera là pour que l'on ne s'oublie jamais ».

Et lorsque je t'avais demandé pourquoi tu avais choisi ce symbole, tu m'avais répondu que tu n'en savais rien , qu'il était né avec toi...

Maintenant, c'est à l'aube de ce crépuscule que je repense à toi encore une fois, avec amertume. Qu'aurions-nous été tous les deux si tu n'avais pas disparu à la suite de cette maudite soirée ? J'ai hâte de partir pour te retrouver et j'espère que tu m'as attendu. Je prie notre Seigneur pour que cette nuit soit la dernière à passer sans toi. Voilà que je parle tout seul, de mieux en mieux...

Cinquante-cinq ans que j'attends, je pense avoir été patient. La patience, la plus grande vertu de ce monde, paraît-il, celle qui guérit les maux sans remède. Je te remercie Seigneur de m'avoir donné au moins ça.

Le soleil se couche enfin. Au revoir mon ami, j'espère ne pas te revoir demain, mais ne le prends pas mal, ce n'est pas contre toi, tu le sais bien...

Je souhaite me coucher avec le souvenir que j'ai de ce premier baiser, m'endormir sans rêver cette fois, je veux m'éclipser de ce monde comme une étoile filante.

Je m'allonge sur mon lit avec difficulté, c'est que mes os craquent, ils ne sont plus aussi solides qu'avant. Je ferme les yeux. Cette nuit est la bonne, je le sens. Mon vœu a été exaucé, contrairement aux autres soirs. Comment le sais-je ? Parce que cette fois, c'est le Seigneur lui-même qui me l'a murmuré.

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant