« Nous nous sommes concertés et après réflexion, nous avons décidé de vous laisser la voir tout à l'heure.
— Je suis plus que ravi de l'apprendre, merci beaucoup !
— D'abord, continuez votre histoire, vous veniez tout juste de gagner votre combat... »
Oui. Letkoù se tenait devant moi et je lui faisais face. Je n'avais plus peur de lui. Pour la première fois dans son regard, je vis une forme de respect. Était-ce une vertu que ce genre d'énergumène pouvait avoir ? Me demandais-je.
— Veux-tu rejoindre notre confrérie ? Proposa-t-il subitement ; je ne m'attendais pas à ce type de proposition.
— Ma place n'est pas ici.
— Si tu acceptes de faire partie de notre clan, je te promets un avenir plein de richesses.
— Merci pour la proposition, mais je me contenterai de l'antidote, lui répondis-je froidement en tendant la main pour lui montrer que j'attendais le remède avec impatience.
Il me regarda alors d'un air désabusé avant de sortir de sa poche un petit flacon d'un liquide rougeâtre comme du sang.
— Comment puis-je être sûr qu'il s'agit bien de l'antidote ? lui demandais-je suspicieux.
— Ce que tu viens d'accomplir aujourd'hui, je ne l'ai jamais vu de toute ma vie. Tu as déraciné le plus gros arbre de notre fratrie. Tout le monde te doit le respect, moi y compris. Crois-moi, ce flacon renferme le liquide qui sauvera celle que tu aimes.
Je ressentis une petite gêne lorsque j'entendis le mot "aimer" sortir de la bouche de ce malotru. Je regardai d'un air perplexe ce mince flacon de forme oblongue, puis je le serrai fermement dans ma paume comme si je détenais l'essence même de la vie dans la main.
Je lui fis confiance malgré la méfiance légitime que j'éprouvais vis-à-vis de son clan puis je lui tournai le dos pour entamer mon chemin vers la liberté. Letkoù me laissa partir sans broncher...
Malgré le peu de force qu'il me restait suite à mon combat et les blessures qui en résultaient, je courais à plein poumon afin de gagner le plus de temps possible. La moindre minute qui s'écoulait était fatale pour Extàaz.
Au bout d'une bonne heure de voyage et après avoir remonté trois niveaux, j'arrivai enfin chez elle. J'étais épuisé, encore en état de choc suite à ce que j'avais vécu. Mon corps, meurtri et transi par toutes ces péripéties, arrivait à peine à me porter.
Extaàz se trouvait exactement à la même place que lorsque je l'avais quitté. Elle gisait sur son lit, immobile, le teint livide comme un fantôme. Ses yeux et sa bouche étaient fermés, ses mains entrecroisées sur sa poitrine donnaient une impression de position post-mortem. Son visage, dénudé d'expression, semblait néanmoins paisible. Je m'approchai d'elle doucement et avec beaucoup d'appréhension.
— Extàaz, j'ai l'antidote, tu es sauvée ! M'adressais-je à elle d'une voix délicate.
Elle ne réagit pas. Je touchai son front, puis son bras et son corps était froid comme si la mort l'avait déjà recouvert de son voile glacé. Je plaçai alors ma tête sur sa poitrine afin de percevoir les moindres battements de son cœur. En vain, il restait silencieux. Le mien en revanche, palpita sévèrement lorsque je compris que le sien ne se rallumerait peut-être plus.
Cela faisait plusieurs heures maintenant qu'il avait arrêté de battre le rythme de la vie. Je réalisai que j'étais arrivé trop tard. Mais pire ; cela s'était joué quelques heures avant mon arrivée.
Je m'effondrai alors en sanglots. Je ressentis une peine déchirante, comme si l'on avait une nouvelle fois arraché une partie de moi. J'étais au pied de son lit, accroupi, la tête posée sur son torse. J'agrippai ses vêtements fermement comme si je me retenais de tomber dans un gouffre. Je pleurais toute la tristesse du monde, déversant des torrents de larmes qui prenaient leur source depuis un vain amour que la violence de ce gouffre avait éradiqué sans vergogne.
« Pourquoi la vie est-elle si injuste ? » Me demandais-je. J'avais tout fait pour sauver ce qui m'importait le plus dans ce bas monde : j'avais assisté passivement à des atrocités, j'avais même tué et voilà comment j'étais récompensé.
Je réalisai, sans l'accepter pour autant, que je ne verrais plus jamais Extàaz. Que non seulement notre histoire était terminée, mais que sa vie aussi ; que notre amour ne s'était pas fané, mais interrompu, sans retour en arrière. Un profond remord m'envahit. Je m'en voulais tellement de l'avoir laissé mourir seule sur ce lit, sans lui avoir ne serait-ce que tenu la main. J'avais échoué dans ma mission, et c'était un échec dur à assumer puisque tout ce que j'avais fait alors dans ce repère de vauriens avait été vain.
Je sentis une main m'empoigner délicatement l'épaule droite.
— Je suis désolé, mon garçon, me dit Kimo, bienveillant.
Je ne répondis pas et me contentai de sangloter devant le corps éteint d'Extàaz.
Je restai alors encore à son chevet pendant plusieurs heures ; l'équivalent d'une journée sur terre s'était passée sans que je mange ni boive. Je souhaitais profiter de sa présence. Je sentis que son âme n'était pas loin et tournoyait autour de moi comme un électron, avant qu'elle ne s'envolât pour d'autres horizons.
Les Totokisalo organisèrent une cérémonie funéraire banale, mais émouvante. J'eus le droit d'y assister après avoir retiré tous mes faux tatouages et m'être rasé le crâne entièrement pour ne pas ressembler à un Tsikilu. Cela aurait été aussi gênant qu'incongru d'arriver à ces funérailles vêtu d'étoffes appartenant à leur pire ennemi.
Dans le Gouffre, il n'y avait pas de cimetière, uniquement des catacombes. Quatre hommes portaient la bière où se trouvait le corps inerte d'Extaàz, recouvert d'un linceul blanc ne me laissant pas l'occasion de voir une dernière fois celle qui avait été un jour ma bien-aimée.
Ils passèrent devant moi le regard fixé vers l'avant, sans considérer quiconque, même la famille. La procession nous emmena dans une grande salle troglodyte éclairée par mille bougies. S'étalaient des centaines d'étagères, lieu de repos de ces morts, de ces corps devenus des tas de squelettes, eux-mêmes devenus des murs. Certains étaient vêtus d'un linceul, d'autres non. L'odeur était particulièrement nauséabonde, tellement âpre qu'elle me donna des haut-le-cœur.
Le corps fut déposé sur l'une des étagères qui étaient encore vides. Les différents membres du clan psalmodièrent quelques prières à peine compréhensibles. Ils semblaient pressés comme si cette cérémonie ne les affectait en rien, qu'elle était pénible comme une corvée et qu'ils avaient mieux à faire. Je trouvai cela presque irrespectueux.
Migosk était aussi venu. J'ignorai comment il avait appris cette nouvelle, mais sa présence me fit étrangement plaisir bien que je doutasse de ses réelles motivations qui l'avaient inciteé à assister à ce funèbre moment. À la fin de la cérémonie, il me rejoignit et me glissa quelques mots.
— Désolé pour toi, petit. J'aurais voulu que ça se termine autrement. Dire que tu as fait tout cela pour rien...
Mon cœur s'emballa suite à sa remarque aussi maladroite qu'incongrue.
Je me contentai de le fixer d'un regard vide comme si mon âme avait quitté mon esprit.
— Notre pacte tient toujours ? Me demanda-t-il avec cette fois-ci plus de délicatesse. Je lui répondis positivement d'un simple signe de tête. Plus tard, vous le devinez, je lui indiquai l'ascenseur secret qui menait là où la lumière ne s'éteint jamais.
La cérémonie funèbre terminée, je me retrouvai seul dans cet ossuaire malfamé, tout le monde était reparti. Je restai alors devant Extaàz encore plusieurs heures à la contempler comme si son âme errait au dessus de son corps afin d'être plus près du mien pour me consoler...
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La vie aux mille visages (Tome 1)
Science Fiction300 ans après le départ de ses ancêtres fuyant la Terre dévastée, Ethan, jeune habitant de la planète Chandra, cherche un sens à la vie. Cette quête ainsi qu'un rêve récurrent vont l'entraîner dans des aventures palpitantes dans un Monde ambivalent...