46. Fragment VI, partie I : Etats-Unis, Floride, année 2130

12 2 0
                                    

J'essaye de me frayer un chemin dans ce capharnaüm, dans cet amas de personnes qui, paniquées, se ruent vers les dernières fusées en partance pour Exodus. La chaleur est moite, tellement humide que je n'arrive pas à tenir longtemps la main de Jade sans que celle-ci glisse à travers mes doigts. Nous nageons dans une marée humaine, portés par un dangereux courant de plusieurs milliards d'âmes venus du monde entier.

Sur ces milliards, nous savons que seulement quelques milliers parviendront peut-être à monter à bord des fusées. Encore fallait-il en avoir de la chance, pour espérer atteindre la station spatiale, il était évident que les forces de l'ordre ne nous laisseraient pas passer. Seules trois cents millions de personnes, en tout et pour tout, pouvaient rejoindre Exodus ; or nous étions plus de onze milliards sur terre. Imaginez donc plusieurs milliards d'individus se ruer vers un seul et même endroit... C'était la débandade, la révolution touchait à sa fin. Elle avait été vaine, car les trois cents millions de personnes choisis dès les premiers jours pour s'élever dans les cieux étaient et avaient toujours été les mêmes chanceux depuis la nuit des temps. L'arnaque du siècle ! On nous avait bien dupés, nous autres, peuples martyrs ; nous avions bu leurs paroles, exaltés, comme des voyageurs n'ayant d'autres choix que de boire à une source souillée après une marche de plusieurs jours sans eau dans le désert.

En fait, nous étions voués à pourrir sur cette planète, mise à feu et à sang par notre propre race. Quelle ironie du sort ! Nous avions provoqué nous-mêmes l'extinction de notre espèce. Qui l'eût cru ? Mais je ne vais pas abandonner, nous arriverons à monter dans ce vaisseau même si cela doit nous coûter la vie.

Cela se bouscule, se bagarre, s'étripe et s'éventre, tous les actes infâmes que peut accomplir l'être humain sont réunis dans cette marée. Ajoutez à cela une panique monumentale, une frayeur qui se lit dans les yeux mêmes des plus jeunes, imitant les émotions de leurs parents, et vous aurez une idée de ce que peut être une apocalypse.

Le ciel nous tombe sur la tête. Sa couleur, sépia, provoquée par les flammes qui brûlent les villes et les arbres environnants depuis des mois, donne l'impression d'être enfermé dans de l'ambre. Oui, nous avions dédaigné notre Terre, cette merveille, fascinante ; cette boule bleue que je regardais sans cesse à travers des images. J'aurais aimé vivre il y a plusieurs siècles, lorsque les forêts dominaient le monde et faisaient respirer la planète qui nous avait vus naître. Quelle tristesse !

L'odeur de brûlé vient se mêler à l'odeur de transpiration des gens qui nous entourent, la rendant particulièrement âcre. Des pluies de cendres nous inondent, recouvrant le corps des malheureux agonisants affalés à terre. Pris d'une paralysie d'outre-tombe, ils ne se relèveraient pas, et leur lit de mort serait ce lit de cendres...

Plusieurs fois, l'amour de ma vie me glisse d'entre les mains, mais je la rattrape toujours in extremis. Je dois donner plusieurs coups violents à des inconnus, soucieux de survivre eux aussi et peut-être inoffensifs, mais qui pour autant m'empêchent de la retrouver.

Nous sommes vites emportés par les autres qui nous tirent et nous piétinent pour passer devant nous. De toute façon, la pitié n'existe plus depuis longtemps. Ici, c'est la jungle, l'être humain est retourné à son état primitif, l'instinct animal a atteint son paroxysme. Plusieurs millions d'années se sont écoulées depuis la naissance du premier homme, et à l'aube de son extinction, nous n'avons finalement guère évolué...

J'arrive à retrouver Jade. Ses yeux bleus, tels les premiers océans de notre Terre, versent des larmes anthracite. Ses cheveux longs et ondulés, blonds et ébouriffés comme un épi de blé, s'envolent à cause du vent cataclysmique, chaud et humide typique des terrains desséchés de la région.

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant