13. Premier baiser

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Le Cycle qui suivit, nous nous rapprochâmes l'un de l'autre. On partageait beaucoup de choses. J'adorais sa manière de m'écouter. Je me sentais vraiment spécial. Elle m'apportait une certaine confiance ; une sérénité qui donne des ailes.

Je me souviens tout particulièrement d'un après-midi chaud et ensoleillé. Salomé était captivée par ce que je lui racontais à propos de la planète Terre. Elle m'écoutait toujours sans se lasser, me fixant d'un regard passionné, allongée paisiblement sur le ventre dans l'herbe du parc de l'école, la tête reposant sur ses mains. C'était quelqu'un de très curieux et sagace, mais en vérité c'était son perpétuel sourire qui me plaisait particulièrement parce qu'il était bien plus radieux que notre astre éternellement luminescent.

Ce même jour, quelque chose se produisit en moi. Je ressentis une certaine attirance, une émotion que je parvins difficilement à qualifier. Je n'en avais parlé à personne et surtout pas à Espérance qui se moquait souvent de moi à propos de ma relation avec ma camarade.

Je participais activement à ses sessions de piano qui m'envoûtaient à chaque fois. Je ne saurais décrire exactement ce que j'éprouvais pendant ces moments-là, je sais juste que lorsque je l'écoutais, ce que je ressentais s'amplifiait comme si le moindre détail dans mon existence devenait une Histoire. Et puis c'était ce merveilleux duo, Salomé et son piano, qui me procurait aussi une étrange sensation de plénitude et d'apaisement. Alors oui, j'adorais assister à ses répétitions.

Plus le temps passait, plus elle prenait de la place dans ma vie. Ce que j'éprouvais pour elle était exclusif et unique. Cette sensation, je ne l'avais pour personne d'autre ; mes camarades, ma sœur, mes parents, aucun n'avait la place qu'occupait actuellement Salomé dans mon cœur. D'ailleurs, cela avait le don de stimuler l'esprit mesquin d'Espérance, spécialement pendant les dîners :

« Alors comment va ton amoureuse ? » Me répétait-elle souvent, elle savait que je détestais qu'elle me dise ça. Ce n'était point ma copine... ou l'était-elle ? Je dois avouer, j'étais dubitatif.

Durant ce même Cycle pourtant, il se passa quelque chose dont je me souviendrai toute ma vie.

Mon père nous emmena en vacances, Salomé et moi, sur l'une des multiples îles tempérées du grand lac de Luminaya. Prendre le vent et quitter cette forêt de béton, qui nous entourait tous les jours, était plaisant. Ma sœur, quant à elles, était restée à la maison avec ma mère. J'avais trouvé cela étrange, mais d'un côté leur relation empirait de jour en jour, alors peut-être était-ce la raison de leur absence.

Mon père possédait une petite résidence sur pilotis dans la Commune principale du District du lac Luminaya qui s'appelait La Trigga. Cet endroit était aussi dénommé La Ville rouge. Ce surnom, on le devait à la teinte ocre-rouge des murs des maisons qui reflétait les couleurs pourpres dans l'eau diaphane du lac. La Ville rouge flottait en son centre, comme la pupille dans un oeil. Elle était accessible uniquement en bateau afin de préserver l'environnement naturel, encore bien conservé. Les navires les plus rapides atteignaient La Trigga en moins d'une heure et demie.

Il s'agissait en fait d'une vaste agglomération balnéaire au charme érodé par la cupidité des Hommes. Toutes les habitations étaient construites sur pilotis. Les gens circulaient par voie navale à l'aide de pirogues arpentant d'étroits canaux qui formaient alors les rues maritimes du village. C'était en soi considéré comme un magnifique endroit paradisiaque aux eaux pures et translucides. De fabuleux carnavals constitués de défilés aux déguisements polychromes se déroulaient tous les débuts de Cycle pour fêter les nouvelles révolutions de notre planète. C'était un lieu très prisé et seules les personnes les plus riches avaient la chance de posséder une maison ici.

Les vacances avec mon père étaient des moments simples, aussi paisibles que sympathiques. Le matin, nous allions pêcher, l'après-midi nous faisions des jeux et préparions le poisson pour le soir. Il avait sa propre chambre, Salomé et moi en partagions une pour deux. D'habitude, c'était avec Espérance que je partageais cette chambre, et autant dire que j'étais content que cette fois cela soit différent.

La pièce était à moitié vide, seul un lit superposé en métal de couleur bordeaux et une commode en bois brut et mat la composaient. Elle n'était pas très grande et sentait le vieux bois humide, odeur particulièrement rare chez nous puisque peu de demeures étaient faites avec ce genre de matériaux. C'était finalement une maison atypique du Lac Luminaya.

J'avais pris la couchette du dessous parce que Salomé avait insisté pour dormir au-dessus, ça l'amusait avait-elle dit. Moi ça m'était égal alors je lui cédais ma place. Elle me fit un baiser sur la joue droite pour me remercier. C'était la première fois qu'elle faisait cela. Je ne m'y attendais pas et je me sentis particulièrement gêné. Je m'essuyai même la pommette comme si elle m'avait bavé dessus.

Nous sautâmes ensuite sur nos matelas respectifs pour filer sous notre couverture. Nous commençâmes à discuter. D'ailleurs, mon père vint à plusieurs reprises pour nous répéter de nous taire et dormir, mais c'était comme demander à deux aveugles qui avaient soudainement retrouvé la vue de ne pas regarder leurs mains.

Évidemment, il faisait soleil dehors et j'avais insisté pour que l'on abaisse les volets, choses que peu de Chandréens utilisaient. Moi, je ne parvenais jamais à m'endormir avec le jour et je ne sais toujours pas comment les Chandréens font. Question d'habitude peut-être ? Personnellement, j'avais besoin de cette obscurité pour me sentir en paix dans mes rêves.

Néanmoins, Salomé avait peur du noir comme beaucoup de Chandréens. Elle voulut alors que je remonte les volets à tout prix. Cela me contrariait beaucoup. Elle céda donc à condition de dormir à côté de moi. Pour sa défense, elle avait l'air d'être vraiment effrayée.

Bien que j'éprouvasse une réelle compassion pour elle, je refusai une première fois, puis une deuxième, mais elle insista. Je me retrouvai dans une situation embarrassante : soit elle dormait près de moi, soit j'ouvrais les volets. La question était donc de savoir si je dormirais mieux en plein jour ou à côté de mon amie. J'optai alors pour la deuxième solution, Salomé me rejoignit et vint se blottir contre moi. Par timidité, je lui tournai le dos, mais ça ne l'empêcha pas de se serrer contre moi quand même. Je me rappelle avoir senti les battements de son petit cœur chaud résonner dans mon échine.

Je n'étais pas très à l'aise, car je trouvai bizarre de dormir à côté de mon amie. Peut-être qu'au fond de moi, mes sentiments pour elle étaient plus profonds que ceux animés d'une simple amitié. Je crois que je n'arrivai tout bonnement pas à l'admettre.

Elle continuait alors de me parler pendant que je lui tournais le dos comme si elle n'avait pas seulement peur du noir, mais aussi du silence. Moi, j'avais l'impression de vivre un moment particulier, elle, restait elle-même, comme si cette situation était purement anodine.

Je me retournai soudain vers elle pour répondre à une de ses provocations lorsque, sans que je puisse soupçonner quoique ce soit, ses lèvres touchèrent les miennes. Son corps, chaleureux, vint effleurer le mien avec une délicatesse naïve et involontaire propre à notre âge.

Je ne mis qu'une fraction de seconde pour réaliser ce que nous faisions avant de rapidement battre en retrait. Mon cœur palpitait comme si j'avais fait un trois cents mètres haies, je suai presque, mes yeux étaient grand ouverts comme si j'avais vu un meurtre se dérouler devant moi. Elle fit le même mouvement de son côté, et nous nous retrouvâmes dos contre dos, sans plus rien dire parce que nous étions tous les deux très gênés par ce qui venait de se passer.

Je ne vous cache pas qu'en fin de compte, après une petite demi-heure, on trouva cette sensation plutôt plaisante et nous recommençâmes plusieurs fois pendant la grande sieste.

Alors c'était donc ça que ressentait mon père lorsqu'il embrassait ma mère ? Du moins à l'époque où il le faisait.

Après cette sieste-là, je me rappelle m'être senti comme un adulte. J'étais fier.

Le lendemain, Salomé et moi parlâmes peu. Nous étions encore quelque peu gênés de ce qui s'était passé la veille. Cependant, après quelque temps, tout redevint comme avant...

La vie aux mille visages (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant