Prologue

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« Un ange dépourvu d'ailes est un démon.

Mais qu'est-ce qu'un démon privé de ses ailes ?

Ce n'est plus qu'un homme. »

-Mona Lehmann.


Un violent orage s'abattait sur la ville endormie depuis de longues heures, et seuls les éclairs baignaient la nuit de leur lumière aveuglante.

Tout était immobile, le temps s'était suspendu pour se payer un repos bien mérité. Le bruit déchirant du tonnerre brisait le silence mortel. Ce silence glaçant de mauvais augure. Une pluie drue rinçait ce tableau sinistre de toutes ses couleurs pour n'en laisser qu'un noir d'encre.

La terre semblait pleurer des larmes de sang, du rouge criard d'un crépuscule tardif. L'aube ne se décidait pas à teindre ses nuances pâles sur l'horizon et lui préférait cette immensité monochrome que même la lune avait cru bon de déserter. Ni œil bienveillant posé sur ces heures interminables ni la lumière lointaine des étoiles. Les gouttes blessaient les lignes verticales des gratte-ciels et donnaient à cette ville des airs spectrales, presque fantomatiques.

Cette vision apocalyptique, celle de la pluie martelant le bitume et les toitures, celle des éclairs frappant au hasard dans un long râle d'agonie, celle du tonnerre qui laissait éclater sa colère, avait le goût d'une tragique prophétie. Des allures de fin du monde.

Au cœur de ce cauchemar, une créature souffrait à l'image de ce ciel qui déplorait son absence. Sous une apparence humaine, nul ne serait apte à reconnaître la véritable nature de cet homme séduisant. L'archétype du businessman occupé, un brin mystérieux et qui exhalait une assurance désarmante. Sans doute la créature avait-elle choisi cette couverture pour exister dans le monde des mortels, mais le rôle qu'elle occupait était bien plus symbolique que celui d'un humain, aussi fortuné soit-il.

Satan lui-même s'était joué de cette vulgaire perfidie. Le Diable en personne s'était octroyé une place dans le royaume des mortels, prêt à se délecter des âmes pures qui croiseraient sa route, mais le sort n'avait pas laissé cette fantaisie impunie, et même un ange déchu ne saurait échapper à ses désirs. Le destin se refermait sur la créature alors que les intempéries balayaient la ville immobile et lui qui avait si longtemps provoqué ses foudres en payait enfin le prix.

L'être atteignit le petit lit pour y retrouver une femme aux traits tirés par une fatigue existentielle à laquelle elle ne survivrait pas. Son front moite accrochait les lueurs timides d'une lampe de chevet et elle respirait à peine. Malgré cela, un sourire courba ses lèvres tremblantes lorsqu'elle croisa le regard de l'homme qu'elle aimait.

— Sama... Samaël... balbutia-t-elle, affaiblie par une douleur féroce.

Elle ignorait tout de qui se cachait derrière la prévoyance de Satan. Celui-ci ne s'était pas résolu à la duper au point d'emprunter un nom vide de sens. Samaël, son nom d'ange, semblait le condamner à une existence damnée. Il y avait une forme d'ironie cruelle dans l'emploi de ce nom dans lequel l'agonisante n'avait pas su deviner la réelle symbolique. À le voir ainsi, penché sur cette faible mortelle, il aurait été aisé de se méprendre quant à ses intentions. Seule la douceur surprenante de ses traits niait de sombres desseins. Le porteur de lumière n'était pas venu se repaître du cadavre chaud de la malheureuse et encore moins se délecter de ses halètements de souffrance. Il semblait même partager ce mal, celui de l'enfantement, qu'il ne pouvait aspirer à comprendre. Ses mains cherchaient à agripper les derniers balbutiements de vie en son aimée et il la suppliait presque de ne pas l'abandonner.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant