Chapitre 1

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« Le démon ne peut rien sur la volonté,

très peu sur l'intelligence

et tout sur l'imagination. »

-Joris-Karl Huysmans


Chesna descendait la petite plaine ensoleillée à grandes enjambées et sifflotait un air populaire. Elle se sentait étonnamment légère, autant de corps que d'esprit, et embrassait cette solitude qu'elle aimait tant. La jeune femme quitta la quiétude de la forêt pour braver l'astre du jour à son zénith.

Elle eut un sourire discret, de ceux qui se lisent davantage dans les yeux qu'au creux de la bouche. La journée avait bien commencé. Comme un air hors du temps qu'elle aimait savourer seule, le cœur battant de cette joie solitaire. Elle ne s'extasiait pas devant les merveilles de la nature, mais savait en apprécier la beauté. Elle respectait d'ailleurs ce morceau de splendeur sans chercher à se l'approprier. Aux antipodes de l'attitude conquérante des individus de son âge et de la plupart d'entre eux qui voyaient sans observer vraiment, elle faisait preuve d'une certaine reconnaissance. Il s'agissait d'une leçon de sagesse inculquée par son frère, Cyriel, qui devait déjà l'attendre pour le repas de midi et pour lequel elle consentit à presser le pas.

Elle emprunta le chemin qui la menait jusqu'à son domicile. Elle les connaissait tous pour les avoir foulés, un à un, dès lors qu'elle avait su marcher. Pour l'heure, elle mourait de faim et cette matinée en plein air avait ravivé un féroce appétit. Face à elle, sur ce petit chemin qui coupait les quelques champs et les prés où paissaient quelques bêtes, elle vit se dessiner une silhouette familière. Chesna reconnut immédiatement la vieille femme qui marchait dans sa direction et qui la héla, à grand réconfort d'amples gestes de bras :

— Chesna !

L'intéressée la rejoignit en quelques enjambées et abandonna derrière elle sa chère solitude. Un trait de caractère qui la creusait une distance infranchissable entre elle et les jeunes gens de son âge, mais qui l'avait amenée à apprécier les choses à leur juste valeur. Jeanne était certainement la seule personne pour laquelle elle renonçait ainsi à son cocon de calme. Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, la femme aux cheveux bruns la salua à son tour avec chaleur, un sourire dans le cœur comme dans la voix.

— Tu rentres déjà ? Tu ne perds pas de temps, dis-moi.

— Je dois être de retour pour midi, Cyriel m'attend et je n'ai pas intérêt à me pointer en retard.

— Alors tu étais bien matinale. Et tu reviens les mains vides ? Mais c'est inadmissible, ma petite ! On ne revient pas d'une balade les mains vides, s'exclama-t-elle, avec emphase.

Un panier en osier était glissé sur son avant-bras. Elle ne s'en séparait jamais, une vieille habitude à laquelle elle ne dérogeait pas et elle le remplissait de fleurs au printemps, de fruits gorgés de soleil en été, de champignons en automne et de quelques rares trouvailles en hiver. Vêtue de la tête aux pieds d'habits confortables, elle ne souciait guère des couleurs et de la manière dont la mode demandait qu'on les assemble. Elle ressemblait à un arc-en-ciel, ni plus ni moins. Un arc-en-ciel aux cheveux gris et au visage ridé par le temps. Comme un petit bout d'éternité et de sagesse. Jeanne exaltait la bienveillance et ces couleurs qu'elle associait avec un goût discutable, elle les irradiait.

La vieille femme connaissait Chesna depuis son arrivée en ce tranquille village alsacien. Elle était âgée de quelques mois seulement et était accompagnée de son frère, Cyriel, tout juste adulte. Jeanne leur avait immédiatement offert son appui indérogeable, et ce, sans même se soucier du motif de leur venue tandis que l'ensemble des paisibles villageois s'insurgeait déjà. Quelle était cette drôle de famille ? Où pouvaient bien se trouver leurs parents ? On les observait avec méfiance, parfois avec mépris à l'instant où les rumeurs avaient failli avoir raison d'eux. Non, la retraitée n'avait que faire des explications qui se cachaient derrière leur venue. Elle avait veillé sur ces deux êtres avec une bienveillance innée jusqu'à devenir bien plus qu'une grand-mère de substitution à leurs yeux. Vingt-cinq ans plus tard, elle ne les avait pas quittés, et portait le même regard généreux qu'au premier jour.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant