Chapitre 44

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« L'Enfer est vide,

Tous les démons sont ici. »

-William Shakespeare.


Immobile sur le pas de la porte et alors qu'elle aurait dû se presser, portée par l'urgence, Chesna s'était figée sur le seuil. Ses lèvres scellées, ses yeux écarquillés face au spectacle qu'elle venait de surprendre, elle ne put qu'admirer la beauté épouvantable de ce qui se jouait devant elle.

Le Diable se tenait à quelques pas à peine du cœur de l'Eden. Le cœur formait un cristal qui rendait le reflet difforme de Lucifer et ses dimensions étaient suffisamment grandes pour englober la silhouette entière de la créature. L'artefact diffusait une lumière enjôleuse, suave, irréelle et dangereuse. Le Diable l'admirait avec une fascination indicible et un air presque béat piquait son visage. Le cœur de ce refuge céleste était aussi agité que celui qui reposait dans la salle secrète, à mille lieues de là, enfoui dans les entrailles du monde. Sa forme tout en angles était entourée d'une sphère d'énergie qui ondulait, comme si l'enveloppe contenait une vie propre à l'intérieur, un être directement impacté par ce qui ébranlait la Terre en ce jour sombre. L'humanité tout entière tapie derrière cette énergie grandiose.

— Père...

L'avait-elle déjà appelé de cette manière ? Elle n'en avait pas souvenir. Peut-être parce qu'elle ne le considérait pas comme tel.

Sûrement parce qu'il ne méritait pas un tel titre.

Le terme lui avait échappé, ne sachant pas trop de quelle manière elle devait l'apostropher. Le Diable ne parut pas relever l'appellation. Il ne se retourna même pas, absorbé dans sa contemplation. Chesna ne pouvait que le comprendre, voir le cœur battre, grandir, changer de forme, onduler, était un spectacle de toute beauté. Devant elle semblait briller un soleil dans une galaxie en péril, un soleil indépendant, une étoile minuscule, mais dont la destruction entraînerait celle de bien d'autres. L'humanité était au seuil de sa ruine et les mouvements du cœur s'affolaient comme le palpitant d'un être humain. C'était absolument fascinant.

Ma fille... L'heure est enfin venue !

Satan s'était exprimé d'une voix qui masquait mal son euphorie. Une joie, une impatience, décalées lorsqu'on songeait un seul instant aux cataclysmes qui ébranlaient la Terre et les mondes desquels dépendait son équilibre. Le Diable était sur le point de réaliser le but de toute son existence et, même de dos, même à plusieurs mètres de lui, sa fille pouvait percevoir la folie qui dictait ses actes. Il avait perdu tout sens de la mesure.

— Père... reprit-elle, avec un semblant de résolution qui, face à la démence de son géniteur, lui parut absurde.

Tu vas assister à la renaissance de ce monde, ma fille, la coupa Lucifer, comme s'il ne l'avait pas entendue. Inscris cet instant dans ta mémoire. Lorsque la Terre renaîtra, j'en serai le maître absolu et plus jamais tu n'auras à craindre ceux qui veulent t'anéantir. Tu as ma parole.

Vous n'agissez pas pour moi.

Un bref instant, Chesna crut que sa voix n'avait pas atteint Lucifer. Rien ne le laissait suggérer jusqu'à ce qu'une tension supplémentaire ne s'invite sur ses épaules. La démone prit cela comme un encouragement, elle saisit sa chance et avança de plusieurs pas, encore bouleversée par la mort d'Asmodel, par la pitié qu'elle ressentit et le devoir qu'il lui fallait accomplir.

— Ce que vous faites, c'est en votre nom. Ce n'est pas pour les démons, ni même pour moi. Vous ne faites que vous venger de ce que les anges vous ont fait.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant