Chapitre 34

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« Ô tombeau ! Ô lit nuptial !

Ô ma demeure souterraine ! »

-Jean Anouilh


Le sang gouttait au sol dans l'écho d'un bruit qui se répétait sans cesse. Oghnyann gisait à même le sol, à mi-chemin entre la conscience et les arabesques nébuleuses de l'inconscience. Avachi, les épaules basses, son visage plongeait en avant comme si son corps n'était plus en mesure d'en supporter le poids. Il s'efforçait de ne pas y sombrer, persuadé à juste titre qu'il ne s'en tirerait pas s'il se laissait emporter. S'endormir, fermer les yeux et s'abandonner rien qu'un instant, c'était mourir.

Il était seul, seul dans une cellule à l'odeur étouffante de moisi et à l'hygiène déplorable. Celui qu'on craignait jadis sous l'appellation du Chasseur n'avait pas eu droit aux honneurs d'une couche confortable, il se vidait de son sang en ces lieux, surpris de ne pas avoir succombé plus tôt. Son corps tentait en vain de se régénérer, de localiser la plaie et d'en limiter les dégâts sur les organes atteints. Oghnyann savait que s'il était doté de capacités hors normes qui lui permettaient une quasi-invulnérabilité, la blessure qu'il déplorait en cette heure ne pouvait compter sur un miracle. Sans soin, il périrait.

Il avait froid et la température de sa geôle alliée au courant d'air qui s'infiltrait entre les murs, étrangement glacé dans la chaleur harassante de l'Enfer, n'y était pour rien. Il perdait trop de sang et malgré sa main plaquée sur l'endroit où la queue de la Diablesse avait percé la peau, il ne pouvait que retarder l'inévitable. L'hémorragie lui ôterait la vie, tôt ou tard.

Où pouvait bien se trouver Cyriel ? Oghnyann avait perdu connaissance trop tôt et il ignorait si la femme mortelle avait pris la vie de l'ange ou si elle l'avait abandonné pour mort au milieu de la plaine où ils avaient combattu. Le démon gémit et son crâne roula de droite à gauche contre le mur humide de la cellule. Il parvenait encore à se maintenir en position assise, au mépris de la douleur lancinante qui le paralysait. Les pierres qui recouvraient son corps tentaient, par réflexe, d'endiguer le flux de sang. Sans succès. Elles réagissaient comme un organisme propre. Le processus était long, la roche se taillait comme pour remplacer les cellules meurtries. Oghnyann transpirait à grosses gouttes, son état, le lieu hostile où il gisait et le niveau actuel de ses pouvoirs rendaient la tâche plus laborieuse encore.

— Hors de question que je crève ici ! jura-t-il, entre ses dents devenues rouges.

Il cracha une gerbe de sang, la respiration coupée par l'effort qu'il venait de fournir. Ne comprenait-il jamais la leçon ? Ses pensées naviguaient entre sa propre situation et celle de Cyriel, rendues capricieuses par la souffrance qui enflait en lui. Il en arrivait presque à espérer mourir, rien que pour voir cesser cette lente agonie. Les yeux mi-clos, il retint une plaine, un souffle fin s'échappa d'entre ses lèvres. Une prière, adressée au sort lui-même, s'éleva, à peine plus haut qu'un murmure, une déchirante litanie.

— Tu commences à parler tout seul ? Moi qui te croyais déjà mort, t'es encore plus coriace que ce que je pensais ! Je ne suis pas étonné, la mauvaise herbe ne s'en va pas facilement.

Oghnyann n'eut pas la force de tirer une réaction physique de sa surprise. Il contracta ses doigts sur la plaie sanguinolente et espéra secrètement que ses organes ne se saisissent pas de l'occasion pour se répandre au sol. Il serra les dents si fort qu'elles grincèrent dans le silence horrifique de ce qui serait son tombeau.

La Diablesse se dressait sur le pas de la porte et le bout de ses doigts caressa les barreaux qui retenaient son rival prisonnier avec une dévotion quasi amoureuse. Elle la déverrouilla avec un sourire narquois et nargua ouvertement son homologue sans rien cacher du délice que cela lui procurait. Elle ne prit même pas la peine de refermer derrière elle, une provocation de plus pour Oghnyann qui ne la haït que davantage. Elle savait pertinemment qu'il n'aurait guère la force de se relever, encore moins de franchir le seuil de sa geôle. Chaque mouvement le mettait au supplice et celle qui en représentait la cause n'en était pas peu fière. Elle jubilait.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant