Chapitre 24

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« La fin justifie les moyens.

Mais qu'est-ce qui justifiera la fin ? »

-Albert Camus


Le réveil avait été pénible aux yeux de tous. Le mécanisme complexe qui entraînait le lever du jour chaque matin, avec une rigueur qui forçait l'admiration, avait encore une fois mené le soleil à s'inviter aux extrémités du monde. Chesna s'était tiré des draps chauds la première et, le cœur au bord des lèvres et le ventre vide, elle s'en était allée observer l'aurore sublime comme s'il s'agissait du dernier qui se présentait à elle.

La nature en éveil, pure et odorante, lui avait fait une place dans cette procession particulière. Dans cet hymne à la beauté secrète, que seuls les plus attentifs sauraient capter avant qu'elle ne disparaisse, elle se frayait un passage presque timide. Elle admirait ce cadeau fait aux hommes et que ceux-ci s'entêtaient à ignorer, à salir, à déshonorer, par leurs actes sinon par leurs pensées. En cette heure matinale, la démone se sentait proche de cette Terre malmenée et à l'écoute de ses tourments.

— Encore un jour...

Encore un jour sur cette Terre, à s'interroger sur l'utilité de tout ceci, sur le sens qu'elle ne saurait y trouver. Elle avait pourtant cessé d'exister à l'instant où son corps l'avait abandonnée. Ce corps qui, bientôt, serait gagné par la décomposition, dévoré par les asticots, avides de cette chair tendre. Non... Non, elle ne pouvait pas y songer, c'était bien au-delà de ses forces.

Debout au milieu de la plaine, entre la maison qu'elle avait toujours occupée et la forêt, lieu qui avait gagné une place toute particulière à ses yeux, elle se perdait dans le reflet de l'aube. Le soleil luttait dans les premières minutes de son ascension et son labeur se traduisait par les couleurs douces, presque sensuelles, qui s'étalaient à l'horizon. Le peintre de cette merveille laissait libre cours à son génie, le pinceau traçait des nuances pâles, pastel, rosées, ravivait une émotion cuisante et sur laquelle Chesna ne parvenait à mettre de mots.

Elle patienta jusqu'à ce que l'aube laisse place aux couleurs azurées du jour. Le soleil poursuivait sa route sans attendre les retardataires et la jeune femme sécha une larme traîtresse qui avait eu le culot de s'échapper. Un geste vif, presque rageur. Personne ne serait témoin de cette manifestation de faiblesse.

Seulement quelques minutes après, la silhouette de Cyriel s'ajouta au décor, suivie de celle, étrangement discrète, d'Oghnyann. Son frère tenait, entre ses bras puissants, le corps pâle et froid de l'humaine. L'humaine qui se résumait à cet amas de chairs dépourvu de conscience. Un poids mort dont ils ne demandaient qu'à se débarrasser pour ce qu'il représentait. Cela blessa Chesna plus qu'elle ne saurait l'admettre. Les traits acérés qu'elle arborait désormais ne laissaient poindre aucune émotion, rien que l'assurance tranquille des vainqueurs. Aussi déplacé soit-il, cela faisait barrage à ce que la vérité pouvait bien contenir.

Jeanne s'ajouta à l'addition tandis que les plus jeunes creusaient déjà le sol dur d'Alsace. Les pelles blessaient la terre et Chesna ne tenta même pas de s'interposer. Elle avait l'affreux sentiment que l'on traçait un sillon sanglant dans sa propre chair. Elle étouffa un frisson et une envie viscérale de s'enfuir. La retraitée passa un bras au-dessus de ses épaules sans prendre en considération le danger potentiel qu'elle représentait. La présence maternelle de la vieille femme la rassura. Cette idée avait été la sienne et, à l'instant où elle s'apprêtait à se réaliser, la créature n'était plus bien sûre de pouvoir le supporter. Le trou béant qui s'ouvrait à ses pieds semblait prêt à l'engloutir.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant