Chapitre 39

130 23 9
                                    

« L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine

et la haine conduit à la violence.

Voici l'équation. »

-Averroès


Les yeux de Chesna se rouvrirent sur une perspective vertigineuse. Une armée se déploya sous son regard. Il ne s'agissait pas de quelques dizaines de soldats réunis sous le blason d'un maître fou ou au nom d'une cause quelconque. Le rassemblement atteignait une ampleur phénoménale et les visages disparaissaient dans la foule, dans cette marée démoniaque. Chesna n'avait pas la plus petite idée du nombre auquel s'élevaient ces effectifs, plusieurs milliers à n'en pas douter. Armés jusqu'aux dents, les démons réclamaient vengeance tandis que d'autres n'émettaient que des gargouillis inarticulés. Malgré la chaleur étouffante, Chesna sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle avait affaire à une espèce tout entière déterminée à semer le chaos.

— Ils sont venus se venger des anges, énonça Satan, comme s'il avait deviné le fruit de ses pensées.

— Des millénaires de guerre pour ça... souffla-t-elle.

— Des millénaires de conflit pour la victoire.

De toute évidence, Lucifer se réjouissait de ce qui allait se produire. Un sourire fleurissait sur son visage et l'aurait certainement éclairé s'il n'avait pas été si effrayant. Chesna le savait, rien n'arrêterait son géniteur, pas même ses suppliques. Cette vision avait des allures d'irréel. La démone peinait à y croire et elle restait prostrée ainsi de longues secondes, presque muette face à ce spectacle. Les créatures s'étendaient jusqu'à perte de vue. Tant de visages, d'ambitions mortelles, de férocité... Le sentiment que leur présence évoquait était étrange dans les reflets changeants du crépuscule. Chesna avait la sensation que ces expressions hostiles, dont certaines n'investissaient que des traits grossiers, primitifs, lui étaient destinées et qu'elle restait leur ennemie. D'autre part, il lui semblait que ce nombre affolant la rassurait dans ses convictions. Elle n'avait rien à craindre avec une telle armée dans son sillage et elle pouvait se persuader d'avoir choisi le camp des vainqueurs, aussi abjecte cette pensée puisse-t-elle être. Elle ne se demanda même pas ce que son père fêtait ni encore ce qui se profilerait une fois sa victoire acquise ? Son esprit se refermait sur ces fâcheuses interrogations.

— Les anges s'attendent à votre attaque, vous allez combattre leur armée et ce sera un massacre, prédit-elle, d'une voix blanche.

— Oui, mais j'ai également une armée derrière moi et... et je t'ai, toi. Aucune armée au monde, aucune arme, ne vaut ta présence.

— Je ne suis qu'une arme.

— Non, tu es ma fille.

Chesna déglutit. Devait-elle le croire ? Comme bien des mortels avant elle, elle se laissait persuader, doucement, mais irrémédiablement. Elle papillonna des yeux tandis que son père l'entraînait au-devant de cette foule immense. Cette armée qui réclamait le sang, du sang sur l'autel de leur propre sacrifice. Elle percevait la tension, la rancœur, la haine au contact de ces corps vêtus pour le combat. Ils noircissaient l'horizon et même les dunes de l'Enfer disparaissaient sous leur masse inflexible.

— Mes pouvoirs ne sont pas encore acquis, je ne vous serai d'aucune utilité.

Ce corps renferme ce qui te manquait pour maîtriser tes capacités. Crois-moi, elles sont bien au-delà de ce que tu peux t'imaginer. Cet ange de malheur t'a peut-être entraînée, mais il n'a pas pu étouffer tes dons plus longtemps. Cesse de lutter.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant