Chapitre 5

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« Il n'y a de paradis que pour les anges. »

-Jacques Chardonne


Chesna avait regagné sa maison, affreusement déserte, les membres lourds et le cœur en peine.

Elle avait pu constater, une fois l'adrénaline qui avait dicté ses gestes disparue, l'étendue des dégâts. Elle réalisa ainsi à quel point le combat avait pu se révéler dévastateur et violent. Le sang qui maculait le plancher par endroit n'en était que plus effroyable et les traces qui imbibaient le parquet étaient autant de preuves de ce qui s'était produit. Des preuves criantes, comme des tâches infectes qui lui sauteraient au visage.

La table était retournée au beau milieu la pièce, son contenu dispersé aux quatre coins de la salle à manger. La plupart des meubles, armoires et chaises, s'étaient fracassés contre un des murs. L'un des fauteuils était même misérablement éventré au centre. Tout témoignait de la furie de l'affrontement. Muette, Chesna ne pouvait qu'imaginer ce qui s'était produit un peu plus de deux heures auparavant. Et si son frère n'avait pas survécu ? Et si cette créature démoniaque avait enlevé son corps sans vie pour s'en repaître loin des lieux du crime ? Il n'y avait nul cadavre ici, mais fallait-il en déduire qu'ils étaient saufs ? Elle pouvait s'imaginer le langage des corps dans la bataille, la manière dont les deux créatures avaient pu combattre avec une précision dérangeante et surfaite. Le vide que les opposants avaient laissé dans leur fuite ne lui parut que plus cuisant.

Jeanne s'était penchée vers elle, accusant le coup à son tour, pour murmurer, aussi rassurante que possible :

— Ne t'en fais pas pour lui. Il est plus débrouillard que tu ne le penses...

La gorge nouée par une peur qui fourmillait au creux de son être, Chesna n'avait rien trouvé à répondre. Derrière l'horreur de son expression et la terreur légitime qui s'y dessinait, une rage sourde bouillonnait. Ses entrailles contenaient pour l'heure cette haine dévastatrice, mais pour combien de temps encore ? Cela ne saurait durer infiniment, et la jeune femme en ignorait la mesure. L'incompréhension des événements nourrissait ce sentiment affreux jusqu'à le rendre viscéral. Elle ne saisissait pas la raison ni la réelle intensité de cette rage qui n'attendait qu'un signal pour sourdre.

Avec l'aide précieuse de la retraitée, Chesna nettoya les dégâts causés. Des heures durant, elle balaya les débris, rassembla les casses du jour pour les abandonner dehors en solution provisoire et sans réfléchir à de quelle manière elle s'en débarrasserait pour de bon. Cette entreprise entrava au moins le flux de ses réflexions et elle s'en sentit presque reconnaissante. Une fois que tout fut enfin propre, la brune put constater le vide des lieux. Le vide infernal qu'avait laissé Cyriel derrière lui.

Où était-il ? Où se cachait son frère ? Quelle mascarade se jouait derrière l'affrontement qui l'avait amené à disparaître ?

Le soleil taquinait l'horizon de sa face orangée et tachait ses alentours de giclées vermeilles. Un crépuscule à l'odeur âcre du sang. Ce goût que Chesna retrouvait dans sa bouche tandis que son regard couvait la fin du jour avec une mélancolie déplacée. Ce drôle de sentiment écrasa le cœur de la jeune femme.

Assise sur un rocher à l'arrière de sa maison et de l'étable, elle s'efforçait de comprendre ce qui menaçait sa vie paisible. Un ramassis de chimères auquel elle aurait aimé ne croire aucun mot. Pourtant, les images peuplaient son esprit et elle était certaine que son imagination y était étrangère. Un frisson parcourut son épiderme, à la manière d'une sensation horripilante qui se répand, s'étend, ment. Car Chesna n'avait pas interrogé l'ange qui n'avait pas l'audace de prétendre remplacer son frère, elle n'en avait pas eu le courage. Quelque part, elle préférait se conforter dans le mensonge et son attitude la répugnait plus encore que la manière dont la vérité se frayait un chemin sinueux, mais indéniable, dans son esprit.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant