Chapitre 16

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« Les apparences suffisent largement à faire un monde »

-Jean Anouilh


Le sang d'Oghnyann ne fit qu'un tour. Il ne pouvait concevoir que ce sauveur inespéré puisse l'abandonner tandis qu'il se savait dans un tel état de faiblesse. Il ne saurait estimer si c'était davantage la perspective de la solitude qui le glaçait ou l'idée que l'ange puisse tourner les talons sans la moindre hésitation. Il se trouverait alors à la merci de ses ennemis et ils ne posséderaient sans doute pas la délicatesse de le laisser en vie.

Non !

L'exclamation du démon interrompit et entacha la détermination pourtant inébranlable de Cyriel. Il se décomposa, stupéfait, jeta un œil incertain et un brin surpris à son interlocuteur. Celui-ci, toujours allongé sur la pierre froide de la grotte, le dévisageait, une lueur étrange brillant au fond de son regard sombre. Il déglutit, conscient de l'ambiguïté de son attitude et de son comportement pour le moins inexplicable.

— Pourquoi ?

Alors que le Chasseur fouillait dans son esprit à la recherche d'une quelconque excuse à cet éclat brutal, une voix nette y résonna :

Tue-le !

Oghnyann posa une main sur son front tandis qu'un frisson parcourait son épiderme épais. Cette peau vaincue, meurtrie, qui ne lui appartenait plus vraiment et qui formait l'enveloppe charnelle aux ordres d'un autre. L'ange ne comprenait pas ces manifestations de faiblesse et cette vulnérabilité impudique que son ennemi de toujours lui dévoilait. Son visage témoignait d'une singulière tourmente.

— Tu ne te figures quand même pas que je vais te tenir la main, railla Cyriel, plus par nécessité que par réelle envie.

Le chérubin était un homme d'une bonté et d'une gentillesse qu'il avait cultivée dans son rôle de grand frère protecteur, mais le sel de ses paroles se justifiait par l'animosité naturelle qu'il entretenait pour cette espèce ennemie. Il le regretta d'ailleurs sans même se douter de la peine inavouable et honteuse de son vis-à-vis. Celui-ci ne se trouvait pas dans une forme exceptionnelle et si l'essentiel de ses plus graves blessures s'était résorbé, sa santé n'en demeurait pas pour le moins fragile. Il savait que jouer cette carte était vain et il refusait même d'envisager une pareille option. Sa fierté entravait toute autre volonté.

Chesna est en Enfer. Tue-le, maintenant !

Des phrases courtes, des ordres qui ne laissaient pas de place à l'imagination ou au libre arbitre. Tel le soldat qu'il avait toujours été, Oghnyann avait longtemps été dépourvu de ces émotions voisines d'une pareille liberté. En cet instant, alors que les bribes des dires de Lucifer résonnaient encore dans son esprit creux, le démon se voyait tirailler entre deux possibilités.

Il pouvait aisément obéir comme il l'avait fait depuis toujours. Il n'avait qu'à prendre son adversaire par surprise, lui ôter la vie sans même apercevoir la déception, le choc et la peine dans son regard. Le tour serait joué et il s'abreuverait du sang chaud qui coulerait entre ses doigts. Rien de plus simple, de plus naturel pour un démon de sa naissance. Les regrets, il les épongerait tout aussi vite, tout aussi aisément.

Ou bien, il pouvait refuser. Il pouvait ignorer les appels du Diable pour écouter une voix plus discrète, mais pressante. Cet homme avait sauvé sa vie et, contrairement aux croyances qui circulaient au sujet du Chasseur, il n'était pas entièrement dépourvu d'empathie et de sensibilité. N'était-ce pas pour cela que Satan l'avait enfermé jusqu'alors ? Ce maître incontesté auquel il vouait un dévouement sans limites n'avait pas hésité un seul instant à le réduire au silence lorsque l'insubordination de son fidèle soldat avait précipité son départ et il s'était révélé trop encombrante. Le trahir comprenait une idée bien moins appréciable : il deviendrait un ennemi de son propre peuple et serait banni définitivement de ses terres. Le sacrifice, pour un accès de pitié et de compassion, était sans commune mesure. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, Oghnyann percevait en Cyriel une chance inédite de rédemption.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant