Chapitre 41

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« La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas,

au profit de gens qui se connaissent, mais ne se massacrent pas »

-Paul Valéry


Le ciel était noir.

Noir de nuages prêts à décharger pluie et éclairs sur le monde. Le crépuscule ne s'était même pas donné la peine de s'inviter à ce joyeux programme et cela avait le mérite d'inquiéter les superstitieux des plus grandes villes du pays. En fait, une vague de panique commençait à gagner la population du monde entier. Ce phénomène, que les médias relayaient en boucle depuis des heures à grand renfort d'images affolantes d'une obscurité souveraine, alimentait les théories les plus fumeuses. Aucune région reculée du monde n'était épargnée et les experts du climat, les météorologues jusqu'aux journalistes en quête d'une gloire éphémère s'acharnaient sur des hypothèses qui ne satisfaisaient personne. Aucun d'entre eux n'était en mesure de donner une explication rationnelle et scientifique à ce phénomène et les dirigeants du globe voyaient le jour se coucher sur une vision digne de l'apocalypse. Pour tous ces ignorants, l'enjeu revenait à conserver leur calme et à endiguer tout mouvement de panique, toute revendication religieuse ou jugement divin. Un tour de force qui semblait bien dérisoire en comparaison avec la véritable source du fléau.

Jeanne observait le vent qui soufflait violemment à l'extérieur. Elle masquait aisément sa propre peur et n'avait de cesse de prodiguer des paroles apaisantes au petit Télio. Sa bonne humeur juvénile s'était envolée, rattrapée par l'angoisse que son corps ne parvenait pas à taire. Il tremblait tandis que la vieille femme l'encourageait à poursuivre ses exercices pour le lendemain. Ses doigts maladroits traçaient des lettres illisibles et il ne serait bientôt plus capable de coordonner ses gestes avec suffisamment de précision pour former le moindre mot. Jeanne agissait exactement comme s'il retournerait effectivement à l'école dans quelques heures, comme si rien ne viendrait mettre un terme à leurs vies de misérables mortels. Jeanne frissonna.

— Tu as froid ?

— Ce n'est rien, dit la retraitée, un sourire flottant à ses lèvres. Un peu de fatigue, voilà tout.

— Tu n'es pas obligée de rester avec moi, assura le garçon, assis à la table de la salle à manger, armé de son crayon de papier impeccablement taillé et malgré la peur qu'il cachait mal. Je suis un grand garçon, je peux me débrouiller tout seul !

— Bien sûr que tu es un grand garçon, mais je ne peux pas sortir. Ta maman a dû rester à son travail à cause du mauvais temps. Je vais rester ici, avec toi, le temps qu'elle revienne.

— Tu as peur, toi ? reprit Télio, d'une voix mal assurée.

— Pourquoi ? Est-ce que tu penses qu'il y a des raisons d'avoir peur ?

— À la télé, ils ont dit que...

— La télé raconte que des bêtises, n'y fais pas attention.

Elle s'en voulait presque de lui mentir, mais sa bienveillance naturelle lui imposait des tissus de mensonges. Derrière les petites lunettes qu'elle avait chaussées en arrivant, elle guettait l'extérieur. Les éléments s'alliaient dans une danse effrayante. La nature pouvait les tuer, tous, et en un rien de temps. Elle avait toujours soutenu que les humains étaient aveugles de prétendre le contraire. Ils n'étaient pas les maîtres de cette Terre, seulement les habitants inconscients. Des forces existaient, des forces colossales qui menaient en ce jour un combat féroce. Le sort de l'humanité dépendait du vainqueur. Jamais les mortels n'avaient su répondre de leur destin, des entités puissantes régissaient les lois de leurs existences à leur place. Désormais, en ces phénomènes anormaux et que rien, pas même la science, ne saurait expliquer, Jeanne lisait la prédiction de ce qu'elle avait toujours craint. L'équilibre qu'elle chérissait, qu'elle avait prié toute sa vie, était sur le point de sombrer.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant