Au diable les anges

Chapitre 9

 « Tu te crois un ange, tu n'es qu'un oiseau. »

-Victor Hugo

Chesna ouvrit de grands yeux étonnés. Partir ? Maintenant ? Si elle n'avait jamais estimé avoir besoin d'une quelconque protection, les récents événements lui avaient confié une toute nouvelle perception. Même sa maîtrise quasi irréprochable des arts martiaux ne pouvait lui permettre de tenir tête à des démons aux capacités terrifiantes.

— Pourquoi partir maintenant ?

— Une urgence, je n'ai pas le choix, répondit Adonie, d'une voix blanche.

Chesna ne parut pas comprendre, mais l'ange semblait trop préoccupée pour s'étendre en paroles futiles. Pourtant, elle savait que Cyriel ne lui pardonnerait pas à cet écart de conduite s'il l'apprenait. Elle avait promis à son ami de veiller sur elle jusqu'à son retour, mais le devoir l'appelait et elle avait conscience que nier l'évidence plus longtemps la mènerait à sa perte. La gorge nouée par une angoisse que son homologue ne saurait concevoir, elle promit :

— Je serai de retour très vite. Reste ici, et... s'il arrive quelque chose...

— Je n'aurais qu'à me cacher dans un coin et espérer que mon ange gardien vienne à mon secours, souffla l'humaine, une sorte de résignation dans la voix.

— Je prie pour qu'aucun démon ne parvienne jusqu'ici avant mon retour.

Les doigts de sa main droite coururent sur le bracelet d'or qui enserrait son poignet. La brûlure augmentait, seconde après seconde, jusqu'à frôler l'insoutenable. L'appel des anges était réputé douloureux. Qu'il s'agisse de l'agonie d'un humain ou d'un ordre lancé à l'un des chérubins chargés de la protection de cette planète, la souffrance ne connaissait aucune limite.

Une lumière aveuglante prit naissance dans la poitrine d'Adonie, là où son cœur battait avec la force des vivants. Elle retint sa respiration au moment où cette fameuse lumière gagna l'entièreté de son corps jusqu'à ses longues ailes étendues autour d'elle. Alors, quand la pression atteignit son apogée, elle disparut de la grange et de cette prison terrestre. Elle y abandonna sans trop de remords la créature prête à y semer le trouble.

***

Lorsque Adonie rouvrit les paupières, un paysage d'une blancheur éclatante la priva de la vue encore quelques instants. Le paradis la dominait de toute sa grandiose splendeur et aucune hésitation ne la traversa : elle était de retour chez elle.

Tous les détails de ce lieu l'assaillirent comme si elle l'avait quitté des siècles auparavant. Elle se trouvait au milieu d'une imposante bâtisse comme forgée dans le marbre. Des décorations à la fois épurées et d'un goût incontestable recouvraient les murs. Le regard de l'ange se perdit dans cette immensité. Devant elle, le couloir s'allongeait, sans fin. Véritablement sans fin. Ce lieu représentait le centre du refuge des anges et, pour y accueillir toutes les personnalités influentes vieilles de plusieurs millénaires, la bâtisse se devait d'être aussi monumentale. Ce couloir recevait les visiteurs et il fallait qu'un ange ou un archange invite l'intrus à entrer pour qu'il puisse accéder aux autres pièces de cet immense complexe. Adonie savait que cet endroit, aux allures de temple grec, car cette civilisation s'était élevée au plus près des créatures célestes, par l'art comme par la pensée, était une sorte de vitrine colossale et idéalisée. Pas de petits nuages cotonneux et d'êtres ailés qui profitaient d'une vie rêvée et d'un repos éternel. Non, rien que cette sorte de temple raffiné que les chérubins visitaient sous ordre de leurs supérieurs, fidèles à une hiérarchie plus vieille que le monde. Il n'y avait pas tout autour le vide, le néant, où les âmes jouiraient d'un repos éternel, mais une véritable civilisation ordonnée, avec son administration et ses spécificités plus complexes encore que celles du monde des mortels. Ici-bas, tout avait un sens et tout avait été décidé dans l'idée d'un fonctionnement qui serait parfait, une manière pour les anges de se distinguer de ceux sur lesquels ils veillaient : l'humanité et leur équilibre insuffisant, comme inachevé.