Chapitre 36

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« L'ange ne diffère du démon

que par une réflexion qui ne s'est pas encore présentée à lui. »

-Paul Valéry


Le Diable ne détacha son regard de la silhouette inerte de sa proie qu'au terme de longues secondes. Un démon se pressait déjà à la porte. Discret, il ne souhaitait pas s'attirer les foudres de son maître en le tirant de sa pensée à un tel instant. Lucifer s'humecta les lèvres. Pour un peu, il aurait ressenti une once de pitié pour Cyriel. Une fois de plus, un ange avait volé ce qui lui revenait de droit, Oghnyann avait échappé à son contrôle par sa faute et il ne pouvait le tolérer. Pour un crime d'une telle envergure, le chérubin aurait dû sacrifier sa vie, mais Satan hésitait. Serait-ce un éclat intact d'humanité ou bien un désir de le voir souffrir encore ?

— M-Maître... souffla le gêneur, d'une voix chancelante de docilité, voire de soumission.

— Emmène-le.

— Faut-il le transporter dans une cellule à part ou...

— Non, je veux qu'Oghnyann connaisse sa faute. Je le recevrai peut-être. Qu'il comparaisse devant moi et qu'il réponde de sa trahison, mais avant, je veux qu'il affronte les conséquences de sa félonie.

La voix tranchante claqua dans le silence glacial. Les nuances caressantes, suaves, envoutantes se paraient d'épines et se faisaient mordantes. S'il en avait le désir, le Diable pouvait soumettre à sa volonté quiconque penserait pouvoir s'opposer à lui. Il en haïssait que davantage Cyriel pour avoir permis à Oghnyann de se soustraire à son emprise. L'erreur était grande, inconcevable, et il en tirait une rage noire, profonde, viscérale. Le même sentiment destructeur qu'il avait ressenti à la mort d'Isild ou le jour où les anges l'avaient banni de leur paradis céleste. Cette émotion dominante était aussi celle dictait ses pensées comme ses actes depuis la nuit des temps.

Isild avait représenté une parenthèse enchantée dans une existence interminable. Une parenthèse suave, mais hélas, bien éphémère. Jamais il n'avait rencontré une telle pureté, une bonté dénotée de vices ou d'arrière-pensée, une gentillesse entièrement désintéressée. Lucifer, vingt-cinq ans auparavant, avait croisé le regard de cette humaine sans la moindre volonté de l'épargner. Depuis des mois déjà, il sillonnait la Terre à la recherche d'une femme capable de supporter son enfant, une coquille vide qu'il féconderait sans consentement, en ce seul dessein. Tous les précédents essais s'étaient soldés par un cuisant échec. Isild ignorait alors tout de l'identité de cet homme charismatique, mystérieux et secret. Cet homme qui aurait pu paraître banal s'il ne possédait pas cette beauté interdite et ce pouvoir d'attraction sans nul pareil. Elle l'avait aimé sincèrement, sans savoir, sans comprendre, à peine consciente que l'enfant qui grandissait en elle n'était pas aussi inoffensif que les autres fœtus. Elle savait que l'être qu'elle aimait était bien au-delà du commun des mortels, mais se contentait de cette sensation diffuse, mais grisante, sans rien demander de plus que l'affection de la créature. Un présent colossal. Cette année à ses côtés avait été le fruit défendu et celui qu'on nommait autrefois Samaël s'en était repu.

Mais les douze mois envolés, il ne lui resta plus rien. À peine plus que le souvenir de ce rayon de soleil, de cet amour perdu à jamais et de l'enfant volé.

Rien, le destin avait dérobé la dernière once d'humanité du Diable.

Le démon qui le servait s'était approché du corps inconscient et paralysé de douleur de l'ange. Il paraissait hésiter et un dégoût certain étoffait une moue sur son visage. Ce n'était pas tant que le sang qui le répugnait, mais l'idée de poser ses mains sur l'épiderme d'un représentant de la race ennemie.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant